Le désespoir et le doute coulent dans mes veines comme des anticorps au bonheur. L’illusion a disparu, irrémédiablement, dans les flammes d’une mémoire infantile retrouvée. Ce fut comme une explosion atomique, qui chauffe et détruit, mais surtout irradie tout le corps, pour l’éternité de cette vie. On ne peut alors plus du tout oublier. Pour la première fois on est davantage dans sa vérité, on comprend ses actes passés, qui étaient toujours imprimés par d’autres émotions, autres que le Soi. Mais cette vérité est nue, sans l’aspérité des illusions innocentes de l’avant. Deux voies à l’homme : vivre dans un mensonge de son passé, de sa nature, en faisant sans cesse les mêmes erreurs sans avoir la moindre explication à ses échecs répétitifs ; ou avancer avec la connaissance de soi, atteinte par maintes pratiques, mais alors le vertige est immense. Je suis là aujourd’hui : soulagée en regardant le gouffre dont je me suis sortie, égratinant au passage mon âme, mais suspendue à présent au fil de soie au dessus de celui d’une vie sans scorie, un trou béant dont les parois sont si lisses qu’il serait impossible d’en remonter cette fois les pentes… si jamais je venais à m’y laisser tomber. Au fond, noire et angoissante, se trouve la Réalité du monde, ce que certains grands mystiques, avec moi rescapée, voient par intermittence. C’est la matrice sans les représentations, le manège du monde sans les voiles de l’innocence, la pierre qui lapide l’innocente furie. Pour vivre à ce savoir, il faut être Bouddha ! Quant à moi, ces visions du Monde-ci me présagent d’innombrables angoisses : en effet, comment partager ce qui pourrait être le but de toute quête mais qui est, au final, ce que l’Humanité doit oublier. Heureusement, le génie humain a inventé les tranquillisants ! Alors, le conformisme reprend ses droits, comme le disaient déjà les sceptiques tant grecs que libertins du XVIIIe siècle. Rien de vaut, pour le pauvre désespéré, que de se fondre dans l’activité grouillante de ce Monde-là. (Re)trouver sa place dans la folie sociale, travailler, s’amuser, rencontrer, être un individu au lieu d’être un réalisé. Mais tout cela est digne du Boddhisatva ou du Sage de la Caverne de Platon. Bien sûr que non, car il ne s’agit pas ici d’un choix, d’un retour à la norme, mais d’une nécessité de survie pour des hommes incapables d’affronter la Lumière. Devant ce soleil accablant, je plie la tête et me cache le visage avec les bras, comme en attendant le coup suivant. Commence le dés-espoir, l’arrêt de tout espoir, qui est la seule survie possible, du moins pour moi : comment croire à un futur quand on a vu le Présent cramé. « L’espoir est une vertu d’esclave » disait mon maître Cioran : il attache le fer au pied de celui qui tente d’avancer. Mais comment faire autrement quand on vit ici et maintenant ? Je ne suis pas une moniale bouddhiste, bien que ce rêve soit ma dernière porte de sortie. Il faut donc, ici, faire des projets car le monde-ci ne permet pas de vivre juste maintenant. Le point du présent, ce fil du rasoir qui courre sans fin sur la roue de la Fortune, n’est pas acceptable dans notre monde fou furieux, qui ne cesse de se projeter – en avant comme en arrière. Moi aussi, j’ai essayé de vivre par procuration, comme tous les autres, mais tout est mort au fond de Soi. Il faudrait une glu sur puissante pour m’attacher à ces rêves tunnelaires. Quant au doute, c’est ce qu’il y a de plus déstabilisant : on n’est plus sûr de rien, ni de ses opinions ou de ses émotions. La question qui taraude est : Est-ce que ce que je pense ou ce que ressens est vrai ? est-ce que ce que je vit est bien ma réalité ? Je doute alors de tout et surtout de mes pensées, de mes amours, de mes sentiments. Quand une pensée me vient, je me demande si elle est bien la mienne, ou le fruit d’une construction qui me serait extérieure, autre chose que moi. Comme dès lors poser les fondements d’une vie tranquille ? Quand, auparavant, jamais ces instants de calme en moi-même, ces moment où l’esprit vagabonde, souvent au grès de la musique, où il se tient sur la branche pour admirer l’horizon des pensées variées, aujourd’hui je redoute ce laisser-aller car il m’amène inéluctablement vers l’angoisse du doute qui fatigue. Alors j’écris.
« […] Pour conserver son mal mettre tout en usage,
Se peindre incessamment et l’âme et le visage,
Cela tient d’un esprit où le Ciel n’a point mis
Ce que son influence inspire à ses amis.
Pour moi que la raison éclaire en quelque sorte,
Je ne saurais porter une fureur si forte,
Et déjà tu peux voir au train de cet écrit,
Comme la guérison avance en mon esprit ;
Car insensiblement ma muse un peu légère
A passé dessus toi sa plume passagère,
Et détournant mon cœur de son premier objet,
Dès le commencement j’ai changé de sujet,
Emporté du plaisir de voir ma veine aisée
Sûrement aborder ma flamme rapaisée
Et jouer à son gré sur les propos d’aimer,
Sans avoir aujourd’hui pour but que de rimer,
Et sans te demander que ton bel œil éclaire
Ces vers où je n’ai pris aucun soin de te plaire. »
Théophile de Viau, Elégie III.