Non vouloir

Vivre sans projet ! Mais certains rétorquent : « c’est déjà tout un projet ! » Voilà à mon sens le vrai nihilisme décadent, celui qui consiste à tout nier en bloc, sans réellement tenter de comprendre. C’est une négation négative, un désespoir de l’incompréhension. Vivre sans projet c’est s’abandonner au non-vouloir, se laisser aller non pas à la Providence ni à la fatalité de mon destin, mais s’arrêter de vouloir être, agir, produire, pour seulement Etre, dans une existence pleine de tout son potentielle de Vie. Quand, par un miracle ou une grâce, cette pensée, cette émotion effleure l’esprit, celle du non-vouloir, de la fin de toute velléité, c’est comme un souffle d’air frais sur un esprit qui, depuis des millénaires, s’est irrémédiablement attaché à toutes sortes de confusions et de poisons. Ne plus vouloir, ce n’est pas non plus nier la volonté, car la volonté existe et elle est le Monde, mais c’est juste rendre les armes devant elle, stopper sa propre marche vers la production. Pourtant cette pensée reste éphémère chez celui qui n’est pas parfaitement Eveillé, car la confusion quotidienne est un puissant moteur de vie et de souffrances.

Dans cette vie, surtout la vie moderne et individualiste, il faut courir dans tous les sens pour remplir sa vie. Une vie à cent à l’heure est considérée comme une vie réussie, loin de la banalité du quotidien et du médiocre. Les héros actuels sont ceux, presque aventuriers, qui multiplient les expériences et font de leurs vies une œuvre esthétique. Pourtant, ce remplissage a à voir avec la peur de la mort. Avoir peur de ne jamais en faire assez, toujours vouloir expérimenter, agir en tous sens et en tous lieux, c’est savoir qu’au bout de cette agitation il y a la mort qui terminera tout cela. La production d’une vie, est l’ultime témoignage d’une angoisse de la fin définitive : tant que les actions s’enchaînent, tant que l’illusion de l’agir fait œuvre, tant que les aventures de la vie s’accumulent, comme un catalogue, alors on peut penser repousser la mort, qui n’est pas considérée là comme une douleur, mais comme un arrêt brutal. Cette propension à vouloir faire est le symptôme de notre mortalité, autrement dit, si l’homme était immortel, il pourrait s’ennuyer pour l’éternité, il ne serait pas pris dans les filets de l’urgence. La vie humaine était bien mortelle, l’attitude provocatrice serait donc d’être et agir comme un immortel, c’est-à-dire s’autoriser l’ennui, se laisser aller à l’oisiveté, pouvoir donc regarder bien en face la vacuité de l’existence humaine, sans chercher à en interrompre l’ardente lucidité par les illusions de l’action et de la production. La nonchalance de l’oisif paressant dans son canapé deviendrait alors la vie juste par rapport à l’arrogance et l’agressivité du business-man ou pire de la wonder woman ! Il n’est pas question ici de vouloir effacer l’idée de la mort, mais de comprendre que toute une vie accomplie ne permettra jamais la fin de l’issue ou même de son angoisse. Au contraire, la tranquillité est bien une non-action revendiquée, qui peut aller jusqu’à l’ennui le plus pensant et le plus aliénant.