Il y a des textes qui vous bouleversent pour une éternité, des mots sur du papier qui traversent votre esprit et qui y restent accrochés comme des pucerons sur une rose. Par exemple Guerre et Paix, les Hauts de Hurlevents, les Fleurs du Mal… jamais vraiment de la littérature française qui à mon sens ne sait pas raconter des histoires, et j’adore qu’on me raconte des histoires… d’ailleurs je cours toujours après. Ce livre de Karen Connelly, La cage aux Lézards est de ceux là, de ceux qui trouvent un espace temporel pour être en totale adéquation avec ce qui fait vos préoccupations du moment. Ce sont des rencontres aussi, comme avec les hommes, mais là l’objet du désir est plus passif. C’est le premier roman d’une Canadienne dont le sujet principal est la Birmanie, qu’elle connaît bien puisqu’elle y a vécut deux ans. C’est un livre d’un calme effrayant tandis que les événements qu’il relate sont d’une douleur et d’une violence extrêmes ! Le calme de la cage, c’est-à-dire d’une prison d’état de nos jours dans la Birmanie de la dictature militaire où la figure mythique Aung San Suu Kyi est un point de ralliement des résistants politiques. Dans la cage le temps est lent, étiré, rythmé par les coups du frappeur de fer toutes les heures. Dans la cage se trouve Teza, le Chanteur, le Rossignol, emprisonné après les manifestations de 1988 pour avoir écrit des chansons contre la junte et dont le jeune frère est un dissident qui se bat, tout au nord, dans la forêt, à la frontière avec la Thaïlande. Teza a été condamné à une peine de 13 ans d’emprisonnement et il vit, lentement, seul, coupé du monde, affamé, sans rien à lire ou à écrire, dans le cercueil de tek, le quartier des prisonniers politiques. Tous les jours il attend qu’on vienne lui apporter sa nourriture, bien maigre, quelques grammes de riz gluant, si sa mère veuve d’un père déjà assassiné par le régime ne lui envoyait régulièrement des colis. Mais les aliments, les poissons séchés, les fruits, une grande partie est volée par les surveillants avant que le paquet n’arrive à Teza. Il a donc faim, très faim, et dans la cage tout détail devient un événement, une passion, une fulgurance. Teza vit avec les lézards qui, libres, passent et chassent dans son cercueil, avec l’araignée qui a tissée sa toile tout en haut de la boîte, près de l’aération. Les lézards sont des hôtes, des messagers, des proies pour la plus grande honte du Rossignol qui doit se résoudre à tuer et s’humilier à les manger pour tout simplement exister. Teza est bouddhiste, comme l’est toute la Birmanie, mais ces secondes interminables dans la cage sont l’occasion de renforcer son engagement : il médite, pose le souffle, reste attentif au rien qui constitue son environnement, une vraie retraite comme les grands yogis sont capables de les entreprendre, la haut dans les grottes des montagnes, avec rien de plus que le vide du monde.
Mais un jour Teza tombe dans un piège, concocté par un surveillant sadique de la prison, surnommé Beau Gosse, et le directeur pour faire augmenter les peines des prisonniers politiques. On leur fait croire qu’ils peuvent écrire, on leur fournir même du papier et un stylo, luxe suprême dans la cage, pour qu’ils écrivent, au nom d’Aung San Suu Kyi qui vient d’être elle-même libérée et placée en résidence surveillée à Rangoon. Mais le piège se referme sur les prisonniers, qui ont l’interdiction formelle de posséder quoique ce soit… pire que des moines, et surtout pas du papier et un stylo. Mais Teza, plus fin, moins confiant, mange la lettre qu’il a écrit et parvient, in extremis, à évacuer le stylo mouchard hors du cercueil… quand les surveillants arrivent pour le prendre en flagrant délit, ils ne trouvent rien, s’acharnent sur le Rossignol qui se retrouve avec la mâchoire cassée. Entre en scène le second personnage principal de ce livre prenant : un enfant vit dans la cage, Free El Salvador comme il est écrit sur son tee-shirt, un orphelin dont le père était surveillant et que Teza prend en affection, lui rappelant son frère. Son monde se résume à l’enceinte de la prison, à sa cabane composée d’un amalgame de déchets qui sont pour lui des trésors, à la chasse aux rats qui nourrissent les prisonniers privés de nourriture, à la quête effrénée de quoi manger… et au stylo qu’il a ramassé au bord de la cellule de Teza. Et la seconde partie du livre est un thriller, à la recherche du stylo, de la pièce à conviction qui pourrait faire tomber le chanteur et ajouter à sa peine (à prendre dans les deux sens du mot !) 7 ou 10 ans de plus. Un thriller où Free El Salvador, le jeune enfant de la cage est pourchassé par les masques terrorisants des surveillants et que Teza du fond de sa cellule, brisé dans son corps mais libre par son esprit tente de le faire sortir de la cage.
Le livre est écrit d’une façon si douce, si dense, si calme alors que la violence, la barbarie, la jungle du monde humain est partout présente qu’il faut parfois faire tomber l’ouvrage de ses mains pour ne pas continuer à lire, tant les images, les scènes peuvent être dures. Il présente la grande contradiction du bouddhisme : comment vivre selon la Loi du Bouddha, préserver toute forme de vie quand il s’agit de survivre dans un monde brutal ; comment devenir aussi léger qu’une aile de papillon, ne laisser sur cet espace qu’un fin souffle de vacuité quand la faim, la peur, les pleurs, l’absence sont plus avides dans le corps et l’esprit que tous les asticots qui bouffent les cadavres ? Voilà sans doute pourquoi ce livre me touche particulièrement aujourd’hui, une rencontre pour moi, encore une, comme si je continuais à accumuler mes petits cailloux brillants, ceux qui forment les bijoux que je voudrais porter comme des trophées jusqu’à la fin de ma vie.