Il y a pour moi deux enseignements fondamentaux dans le bouddhisme. Le premier est cette idée, géniale, grandiose, merveilleuse dans ses implications tolérante, que suivant le principe des renaissances, tous les êtres de cette terre et de tous les autres mondes ont été, à un moment, notre mère ! Qu’ils nous ont donc aimés, nourris, aidé, soutenus, élevés. Cette petite idée est un support puissant de la compassion, de l’amour sans attachement que nous pouvons avoir pour tous les êtres.
L’autre enseignement est celui du maître qui demande à son disciple de définir, en un seul mot, qui il est. C’est la question « qui suis-je ? » à laquelle on doit tenter de répondre avec un seul mot. Suis-je ce corps ? bien sûr que non. Alors il est certain que « je » suis mon esprit : mais ne suis-je que cela ? Il y a également les émotions, les sentiments, les peurs, les idées, les souvenirs… mais tout cela fait bien plus qu’un seul mot, même bien plus qu’une seule phrase. J’aime bien poser cette question aux personnes que je rencontre et chez qui je sens comme un frémissement de doute, un questionnement habile qui prend forme. Ma dernière victime fut une jeune femme de 28 ans bien assurée de sa réalité, professeur comme moi, qui se lamentait sur nos conditions de travail (je fais large… car il y aurait effectivement beaucoup à dire). Avec ma passion coutumière je lui expliquais l’esthétique principe de Réalité qui me tenait à l’écart, depuis longtemps déjà dans mon domaine professionnel, de ce type d’affres et de douleurs. J’essayais de battre en brèche ses arguments, avec autant de passion que sa belle vocation. Puis dans une conversation plus intime où elle me fit part de ses doutes et interrogations plus larges, je lui dévoilais un peu plus de mes préoccupations personnelle, lui expliquant que l’instant présent et donc le principe de réalité guidaient à peu près (!) tous les aspects de ma vie. Là, je dois dire que je mentais effrontément, puisque je suis loin encore d’être débarrassée de tout vouloir et de tout ego. Mais bon, je jouais les pédagogues. Et puis je fis ma sortie favorite en lui demandant de se définir en un seul mot : « Qui est ce « toi » qui semble te mener vers des doutes qui ne t’apportent pas la paix, mais plutôt la torture de la question ? » Et là, comme à chaque fois que mon interlocuteur est étonné par ma question, la même réaction se fait : agitation, rire gêné, sourire en coin, puis moment de réflexion personnel pour m’entendre dire, toujours la même phrase : « Là, juste là, sans y réfléchir, c’est un peu difficile de répondre ». Il n’y a rien à réfléchir, rien à dire, rien à penser à cette question : le seul fait que justement la question mette en agitation est la réponse ! Elle est le début, en tout cas elle l’a été pour moi, d’un lâcher prise instantané ! Qui suis-je ? Rien de bien consistant puisque je ne saurais me définir en quelques mots ; juste une apparition, conditionnée par un contexte particulier ; un amas de cellules, d’atomes, de fluides mis en forme par une quelconque force vitale et qui disparaîtra bientôt de la surface de cette Terre. Si « je » ne suis pas qu’un corps, qu’un esprit, qu’un sentiment, qu’une idée, qu’un souvenir, si « je » suis tout cela à la fois alors pourquoi continuer à affirmer que « je » existe puisqu’il n’y a là qu’un amalgame souvent boueux de tas de phénomènes et que cet amalgame évolue seconde après seconde, instant après instant. Rien de consistant, rien qui ne mérite une définition. Comme sur la pellicule d’un film, on peut voir, image par image, ce « je » qui change sans arrêt, sans jamais s’arrêter, même après la mort ! La force qui a enchaîné ces atomes, ces fluides, ces pensées, ces sentiments a fait du beau travail , certes, car « je » suis capable de la penser, de m’observer. Mais quelle folie que d’essayer fonder ma joie sur cet amas !
Cette compréhension, si ténue soit-elle, si ardue à intuitionner, est pourtant la base fondamentale du bouddhisme mais également de beaucoup de philosophies et de spiritualité et bien sûr de la psychanalyse. Elle est celle de mon maître Schopenhauer, de la Gnose chrétienne ancienne qui est, selon moi et pour beaucoup de personnes aujourd’hui, la vraie religion chrétienne, de philosophes comme Pyrrhus le sceptique, Spinoza, de mystiques comme maître Eckhart… elle est le contraire de toute cette branche de la « philosophie » qui d’Aristote à Descartes, Kant ou saint Thomas a voulut, vaille que vaille, sur les bases de la catastrophe paulienne, maintenir pour notre malheur depuis 2000 ans la distinction entre corps et esprit, la dualité du monde. Que revienne ce monde et ce temps où la compréhension de la vraie nature humaine pourra enfin balayer ces siècles d’injures.
« Jésus a dit : Les cieux s’enrouleront, et la terre, à votre face : et le Vivant issu du Vivant ne verra pas la mort. Non pas parce que Jésus a dit : Qui se trouvera lui-même, le monde n’est pas digne de lui. » Evangile de Saint Thomas
« Vous ne pouvez pas décrire ce que vous êtes, vous pouvez uniquement dire ce que vous n’êtes pas. Votre véritable nature transcende le corps et le mental. C’est ainsi que la question « qui suis-je ? » ne trouve pas de réponse. Elle n’a pas d’écho, pas de prise, toute référence tombe et vous vous éveillez dans un silence pour toute réponse. Il est vain de vous chercher dans une objectivation. Cela doit être parfaitement clair pour vous. Ne mettez pas constamment cette évidence en question en agitant le passé/futur. C’est dans le « maintenant » intemporel que se trouve le vécu. Tout autre façon de concevoir l’approche est une accumulation qui enrichit la mémoire, dilate le mental ; il faut soustraire, désapprendre. Cet amas n’est que vanité, sécurisation de la personne. Le conflit, le problème apparent est un produit de l’esprit avide d’expansion, de justification. Tous les arguments sont enfantés par lui. Voir cela d’une manière instantanée, globale, vous laisse à ce que vous n’avez jamais cessé d’être : l’insondable félicité du Soi. » Jean Klein, La Joie sans objet