La souffrance est partout, c’est ce que nous apprend tout aussi bien le bouddhisme que le christianisme.
Souffrance physique, souffrance psychique : souvent on catégorise nos maux, et même on les hiérarchise. Dans notre société nous avons tendance à « mettre en avant » la souffrance psychique, qui serait plus forte, plus dure, plus barbare que toute souffrance physique. La dépression contre le cancer ? Ridicule. Pas tant que cela, si on considère que notre société occidentale a une sainte horreur non seulement de la mort, qui est la plupart du temps l’aboutissement d’une très grande douleur physique, mais aussi de la déchéance physique. Nous avons un rapport très contradictoire avec le corps : celui-ci doit être beau, puissant, lisse, sculpté ; mais dès qu’il se détraque, dès que les premiers symptôme de la maladie ou de la vieillesse se manifestent, alors ce corps est oublié, mis au rebut. Voilà peut-être pourquoi aujourd’hui la grande souffrance est celle du mental, que cela soit le deuil, la déprime ou la dépression, cette souffrance là est le mal du XXIe siècle.
Pourtant, je trouve que la douleur physique est bien plus intense et bien plus âpre que toute douleur morale, car la souffrance du corps n’épargne jamais l’esprit. Bien sûr, malgré ce que nous fait croire Descartes et tout un courant de la pensée européenne, le corps et l’esprit ne sont qu’une seule et même chose. Donc quand l’un souffre, l’autre aussi : c’est la somatisation quand le mal de l’esprit s’infiltre à notre insu dans le corps.
Mais quand une partie de notre corps a mal, il est vraiment très compliqué de continuer à faire fonctionner son esprit. Je parle bien sûr d’une douleur physique intense, chronique, de ces fers chauds et acérés que l’on sent parfois fouiller dans les entrailles ou dans un membre. Il est vrai que les progrès de la médecine et de la chirurgie nous tiennent de plus en plus éloignés de ces douleurs qui acculaient nos aïeux et les faisaient mourir si jeunes. Le confort matériel de nos vies aisées nous permettent aussi d’oublier la pénibilité des travaux journaliers que certains de nos contemporains ont encore à fournir dans des parties du monde moins privilégiées que nous. Je crois donc que nous avons oublié ce qu’est la douleur physique. Je ne sais pas s’il faut s’en réjouir. Certes, la vie humaine est d’une richesse décuplée quand ces maux nous sont épargnés. Mais ne passons nous pas aussi à côté de moment d’introspections indispensables à nos vies dispersées. Attention ! Je ne fais pas l’apologie de la douleur, mais je met en avant ces contradictions toujours aussi flagrantes de notre société qui a inventé des modes de vies inédits dans l’histoire de l’Humanité et qui doit de plus en plus affronter les conséquences cachées de ces progrès. On ne saurait transformer la nature de la vie humaine sans un prix à payer.
La souffrance doit-elle être annihilée ? Ou bien doit-elle être vécue comme toute expérience de la vie ? La souffrance physique ou psychique est une épreuve quand on la prend comme telle, quand on se braque contre elle, quand lui résiste. Le mal est plus grand quand on le définit comme un mal, quand on le pointe et le fige dans cette catégorie. Si on apprend à laisser passer la douleur, à la laisser couler sur soi, à la laisser filer, par exemple par l’usage du souffle, de la respiration, alors elle ne se tait pas mais elle devient une partie de nous, elle fait partie de notre vie, à l’instant où on la vit. La douleur est la marque de notre humanité, de notre limitation, de notre mortalité. On la repoussant loin de notre quotidien, comme on fait de plus en plus avec la mort, on se coupe indubitablement de notre humanité. Nous ne sommes pas tous des Bouddha, et nous ne connaissons pas tous le Nirvana ! La douleur fait partie de ce monde d’illusions, d’erreurs. Mais comme toutes les choses de ce monde-ci, il faut apprendre à laisser le flux du temps, le mouvement du corps et de l’esprit passer au-delà du mal.