Emotions, ça déborde

L’émotion est ce qui gouverne notre société occidentale. Il n’y a plus de raison, d’information, de connaissances, de savoir, de point de vue, d’opinion ! Il n’y a plus que de l’émotion. Un avion heurte une montagne, une enfant est tuée près de chez elle, un ouragan s’abat sur une île, un président de la République a une vie sentimentale, des barbares tuent des innocents, des migrants meurent noyés dans la mer bleue, une famille reçoit une nouvelle maison, une jeune femme gagne un jeu, etc… les médias ne jouent plus aujourd’hui que sur l’émotion qu’ils veulent susciter non pas dans l’esprit mais dans le cœur du téléspectateur, de l’auditeur, de l’internaute.
Nous ne sommes plus des êtres pensant mais des êtres de compassion, d’empathie et de douleur. Notre humanité, invalidée de plus en plus par la presse internationale, ne se limite plus qu’à des larmes versées sur le sort bien tragique de nos semblables et à cette identification morbide qui devrait nous faire oublier notre égoïsme de consommateur.
Je n’en peux plus d’être forcée ainsi chaque jour, à la télévision, à la radio, dans mes journaux ou sur internet, à ressentir autre chose que ce que j’ai envie d’éprouver. J’en ai assez que l’on me force à entrer dans l’intimité de la douleur, de la peine, du tragique de gens que je ne connais pas. Je pense être assez empathique avec mes semblables pour savoir rejeter ce qui me porte atteinte.
Cette mégalomanie qui nous envahit et qui pourrait presque nous faire croire que le précepte chrétien du « aime ton prochain comme toi-même » peut devenir une réalité, me tape vraiment sur le système. Mon prochain est bien trop lointain pour que ma pauvre humanité, plombée déjà par ma propre médiocrité, puisse lui être d’aucun réconfort. Alors je n’ai pas envie de pleurer à mon tour quand des victimes de quelque chose me regardent au fond des yeux.

Je sais, je n’ai qu’à éteindre la télévision, la radio, mon ordinateur. Mais je fais partie de ce monde, et j’aime savoir comment il tourne, même si c’est de travers.
Mais bien plus que ma tendance à zapper brutalement, c’est la tournure générale de notre société qui m’inquiète. Qu’est-ce que cette société où les victimes, tels des agneaux tremblant, sont à la fois tenues à l’écart dans un cercle de compassion sacrée mais aussi mises en avant comme le signe d’une époque de barbares. Car derrière les mères qui pleurent, les épouses en deuil et les officiels compatissant, c’est bien une charge en règle contre ce qui ne tournerait pas rond ici bas. Toute tragédie aujourd’hui doit avoir un responsable. L’ouragan est un tyran qui s’abat sans discriminer les innocents des coupables. Nos pleurs qui accompagnent les victimes sont très vite séchées par notre dégoût, notre rejet collectif, notre incompréhension hypocrite du geste du bourreau. Et il est si réconfortant de désigner les « nouveaux barbares », les déprimés chroniques, les tueurs d’enfants qui, comme hier, ne sont heureusement pas nous, mais pourtant sont parmi nous.
Les émotions que l’on me force à ressentir sont là pour me faire croire que j’appartiens, comme vous, à la même communauté, celle des médiocres, des victimes, de ceux pour qui la peur est plus forte que la Joie ou l’action. Ce groupe si étendu, ne peux se définir que par la négation, celle que l’on porte envers les autres, les tueurs.

Nos enthousiasmes sont tout aussi factices. L’Union sacrée nationale n’est qu’un plan com’. On a plus vite fait de se moquer de ceux qui passent à la télé en se disant, avec la bonne conscience de l’employé modèle : « je n’ai vraiment rien de commun avec ces gens là ». On tombe alors dans la quête sans fin de l’individualisme qui se sent pousser des ailes de super-héros. Tout le monde veut être particulier, spécial, unique, original. Alors les médias grossissent les traits pour que le citoyen dans son canapé en cuir se flatte lui-même de sa propre insuffisance bien moins voyante, fort heureusement, que celle du pauvre gars dans l’écran ou sur la vidéo. Je ris des autres pour ne pas pleurer sur moi.

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2 commentaires sur “Emotions, ça déborde

  1. Votre intérêt marqué pour le bouddhisme ne vous a pas appris à « ressentir sans souffrir ». Il me semblait que la compassion bouddhiste permettait justement de débrayer le moteur à idées…

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    1. Justement ! Le bouddhisme ne parle pas de compassion (pâtir avec), mais de bienveillance (maitri en sanskrit). Ce sont les traductions du XIXe siècle qui nous induisent encore en erreur. Il y a un travail de retraduction récente, mais le mal est fait : on a bien trop utilisé la lorgnette judéo-chrétienne pour parler du bouddhisme et on a plaqué à des concepts étrangers des idées qui nous étaient familières. Le bouddhisme ne prône surtout pas la compassion, qui nous fait tourner en rond, mais la compréhension des causes de la souffrance, pour pouvoir ensuite s’en défaire.

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