Peut on encore être enseignant ?

Professeure… enseignante… je le suis depuis 20 ans (ce sera ma 20e rentrée en septembre 2017) ! J’ai enseigné d’abord l’histoire géographie, durant 13 ans, dans des collèges de la région parisienne, dans le Val d’Oise. Ce n’était pas tous les jours facile. Puis j’ai enseigné la philosophie, dans un établissement alternatif de Loire Atlantique. Depuis quelques temps déjà je voudrais quitter l’enseignement et surtout l’Education nationale. Pour voir autre chose, pour me confronter à de nouveaux défis, pour ne pas être toujours entourée d’adolescents, pour faire un métier moins dans l’humain, qui exige moins d’empathie et de bienveillance. Tout simplement parce que j’en ai beaucoup donné et qu’aujourd’hui je voudrais pouvoir souffler sur cet aspect là de ma vie. Je ne suis pas « inapte » : c’est le mot que l’on emploie à l’EN pour qualifier les enseignants qui ne sont plus capables d’être devant des élèves. J’ai juste envie de tourner la page, de faire autre chose. Sauf que je n’y arrive pas… malgré un congé de formation, un master 2 professionnel de chargée de développement économique et territorial, malgré, comme tous demandeurs d’emplois, des dizaines de CV et de lettres de motivation envoyées alors même que j’étais à temps extra-plein dans mon établissement et que je n’ai aucun droit aux « avantages » du statut de chômeur ! N’y arrivant pas, n’ayant pas de temps ni d’énergie à donner à ma reconversion en travaillant dans un lycée alternatif qui demande un engagement personnel exceptionnel, j’ai décidé de retourner dans le « système classique » comme on dit chez moi. L’année prochaine je vais me retrouver dans un lycée traditionnel, devant des classes de 40, à devoir donner des notes, à me faire appeler « madame », à porter un statut que je ne veux pas, celui de quelqu’un qui « sait » face à d’autres qui ne sauraient pas. Bref, je fais le pari risqué pour ma santé mentale, de faire quelque chose que je n’ai plus du tout et absolument plus envie de faire, pour espérer pouvoir trouver une autre voie que celle de professeure en France. Je pourrais démissionner, il y a des jours où je suis prête à le faire, il y a des jours non ; mais surtout je ne suis pas seule dans cette galère (voilà ma bonne excuse).

C’est dire que quand j’ai vu ce partenariat avec Net Galley sur le livre d’Augustin d’Humières, Un petit fonctionnaire, je me suis dit que c’était un livre fort à propos.

Une école en décadence

Augustin d’Humières est professeur de Lettres classiques dans un lycée de Meaux… la banlieue parisienne, le 77. Il a fait, c’est ce qu’il dit, toute sa carrière dans cet établissement.
« C’est quelqu’un de bien. Il est là, sur le terrain. Il applique les consignes, il suit les programmes, il exécute. On loue son dévouement.
Mais un jour sonne l’heure des comptes : il a contribué à instaurer un système injuste, inégalitaire, et absurde, qui n’a fait qu’engendrer l’ignorance, la violence et le ressentiment. À présent, il faut répondre…
Nous professeurs, nous savons que l’histoire n’a commencé ni à Raqqa ni à Mossoul. Elle commence chez nous, avec des familles et des enfants qui ne sont pas très riches et auxquels nous n’avons rien transmis. Ni une langue, ni une histoire, ni des textes, ni des mots. »

Il décrit dans son livre une vraie décadence, celle de l’école française, celle que chacun, prof, parents, élèves, peut mesurer tous les jours, tous les ans. Celle des réformes stupides, des principes de management dépassés, violents et infantilisant. Celle des salles des profs où tout le monde essaye de survivre, survivre au système, survivre aux classes difficiles, survivre aux copies, survivre aux injonctions de quelques chargés de mission qui n’ont jamais vu d’élèves, survivre aux programmes pantagruéliques, survivre à une société qui ne donne plus un kopeck aux connaissances mais qui prône l’idiotie, la bêtise et la méchanceté comme valeurs à transmettre.
Je suis amplement d’accord avec ses constats. Je ne suis pas forcément d’accord avec son analyse des causes. Pour moi, cette décadence a été foncièrement voulue, voulue par les élites, médiatiques, politiques et économiques, pour faire d’un peuple, de plusieurs générations des individus assommés par des emplois précaires, inutiles, vides de sens et des vies fragmentées entre quête de loisirs, chasse à l’argent ou reconnaissance sociale. Lui, comme d’autres, continuent le combat, en se disant fort justement qu’il vaut mieux être à l’intérieur qu’à l’extérieur, et que dans son lycée il est vraiment utile. Pour ma part je préfère aller voir ailleurs. Je suis d’ailleurs allée voir ailleurs que dans le système actuel, et j’ai vécu une expérience riche, puissante, transformatrice, révolutionnaire. Mais c’est épuisant et je n’ai pas de goût pour les mono-manies : j’ai besoin dans ma vie d’avoir plusieurs centres d’intérêts et pas donner tout mon « espace cérébral » à un seul projet.

Une école schizophrène

Je suis d’accord avec aussi avec l’auteur sur cette hypocrisie générale qu’est devenue l’école où l’on fait croire à des millions de jeunes et à leurs familles qu’ils vont trouver là une planche de salut, un progrès et un accès au savoir, alors qu’en fait il n’y a plus à l’école française que des savoirs éparpillés, pré-mâchés et déconnectés de la réalité. Ce qui me frappe, et j’ai cette analyse depuis longtemps déjà, c’est en fait le caractère profondément schizophrène de l’école en France. D’un côté les discours des technocrates et des ministres, des politiques, de ceux qui savent toujours plus que ceux qui font, qui sont consensuels, sur la défense des valeurs (la laïcité en tête bien sûr, beaucoup moins la gratuité ou l’égalité réelle), l’importance du savoir, la puissance émancipatrice que serait l’école française. D’un autre, le côté sombre des choses, et auquel ne sont confrontés que les élèves et les enseignants, c’est la puissance castratrice de toute créativité, de toute initiative, de toute joie même, de tout enthousiasme qui peut poindre dans les classes, dans les écoles. On a peur de tout, de tout le monde, on a peur des profs qui conduiraient des élèves dans des leurs voitures ; on a peur des jeunes filles qui se voilent ; on a peur des jeunes hommes qui se radicalisent ; on a peur de cette liberté qu’il ne faut pas trop donner finalement, parce que cela fait désordre. Les faits contredisent les discours bien pensants. Les profs sont des enfants qui ne savent rien faire : le message est tellement bien passé que c’est en partie pour cela que je n’arrive pas à trouver un emploi dans un autre domaine ! Les élèves sont tous des jeunes dangereux qui se droguent et qui ne font plus rien. Aujourd’hui j’ai même vu un reportage bien tourné qui montrait à quel point ces jeunes sont stupides puisqu’ils avaient de moins bons résultats en orthographe que les vieux ! C’est sûr… l’avenir d’un pays ne peut se passer de ces vieux croulants qui eux au moins savent bien accorder le COD quand il est devant le verbe avoir ! Par contre pour coder un programme Linux, là il n’y a plus personne… J’aimerais juste savoir lequel de ces savoirs, dans 50, dans 100 ans, sera encore nécessaire, vital.

Une école sans école

Le problème de l’école française, à mon sens, c’est qu’elle ne sait pas s’adapter à la réalité d’un monde qui n’est plus celui où lire Proust était le top du swag, ni même où faire des maths c’est trop stylé. M. D’Humières fait le constat juste du décalage intersidéral entre l’école et la société, en particulier autour de la question de la radicalisation islamique. Mais je trouve que dans son livre il défend, comme beaucoup d’autre, l’idée que ce serait en revenant à ces fondamentaux dont lui, comme moi, avons été nourris, ces savoirs savants qui sont le socle de notre culture professorale, bref en lisant Suétone en latin ou Spinoza, que l’on arrivera à changer les choses. Même si j’adore Spinoza, même si je défend l’idée qu’il faut s’en servir pour créer un nouveau monde, je ne crois pas que c’est à l’école du XXIe siècle de le faire. L’école du XXIe siècle elle doit être faite par et pour les enfants du XXIe siècle. Je suis une fille du XXe siècle avec parfois des idées et des rêves du XIXe siècle… mais aussi surtout des rêves de l’Antiquité ☺ Il faut s’adapter un CE monde-ci, et pas fantasmer un autre monde, perdu, qui ne reviendra plus. Cela peut être triste, désolant, angoissant, mais c’est ainsi, c’est cette réalité là. Cette réalité où les héros de nos élèves c’est Cyril Hanouna ou des joueurs de foot et pas Spinoza. Cette réalité où un président de la République va s’amuser à Disneyland et ne comprend rien à Mme de LaFayette. Penser que c’est en faisant lire Molière que l’on combattra Hanouna, c’est juste ridicule. Il faut créer un autre monde, de nouvelles idées, celles-là mêmes qui pourront, par exemple, permettre de combattre l’islamisme parce qu’elles seront nouvelles justement. Ces idées-là ce ne sont surtout pas celles du XXe siècle ni celles des siècles précédents. C’est là le défi, c’est là qu’il faut mettre de l’intelligence et non pas à rabâcher comme les moines du Moyen Age des idées fausses et dépassées sur Aristote et Ptolémée. Je sais, c’est dur… mais c’est pour cela, à mon petit niveau, que je n’ai plus envie du tout d’être enseignante, car ce n’est à mon avis pas à l’école actuellement que cette révolution serait en marche.

Cette chronique, sous ses airs agressifs, est en fait issue du même sentiment de gâchis qui a, je suppose, présidé à l’écriture de Un petit fonctionnaire par Augustin d’Humières. Le titre d’ailleurs est tout un programme : pour ma part j’ai commencé à avoir des doutes sur ma « mission » quand on m’a asséné que je n’étais qu’une fonctionnaire et que j’étais là pour appliquer ce qu’on me disait de faire. Comment alors apprendre à mes élèves le sens de la critique quand, si je critique moi-même, je peut sentir sur ma nuque le souffle délétère de la mise à pied ! Les meilleurs s’en vont 😉 ne resteront que les serviles. C’est bien ce qui est voulu pour former un peuple toujours plus servile.

« Et pourtant ce tyran, seul, il n’est pas besoin de le combattre, ni même de s’en défendre il est défait de lui-même, pourvu que le pays ne consente point à la servitude. Il ne s’agit pas de lui rien arracher, mais seulement de ne lui rien donner. »

Discours de la servitude volontaire – Étienne de La Boétie

 

9 commentaires sur “Peut on encore être enseignant ?

  1. Brillant article ! J’avoue que le fait qu’on te remette à ta place de « fonctionnaire qui doit juste obéir » ne m’étonne pas (sans même parler du métier de professeur, j’ai entendu des choses…) mais pour ton métier, c’est très embêtant, car l’essence même d’être professeur, baaaah, c’est justement d’aider les élèves à exercer leur esprit critique comme tu dis, et pas à gober ce que l’Etat veut bien donner…

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    1. Merci 🙂 Il y a bien un double discours à l’éducation nationale et il faut être à l’intérieur pour s’en rendre compte… malheureusement les parents sont très loin d’imaginer ce qui se passe réellement à l’intérieur des écoles !

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      1. Oui, on critique facilement les professeurs (je ne suis sûrement pas exempte de défauts…) mais on voit à certains témoignages sur Internet que l’envers du décor est bien plus sombre que ça en a l’air…

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    1. j’en ai entendu parlé mais je n’avais jamais vu la conférence gesticulée. L’éducation populaire a encore un bel avenir… il faut juste pouvoir mettre en oeuvre ces principes.

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  2. Effectivement les reconversions des professeurs sont très difficiles/ je ne connais pour l’instant que des exemples de professeurs qui se mettent à leur compte ( écrivain public, peintres, musiciens). ou qui demandent un dif pour se former mais faute de mieux retournent dans leurs classes ou qui prolongent leur arrêt maladie et attendent la retraite !

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  3. Je partage une bonne part de vos analyses, mais aussi de votre parcours, de votre masterisation dans un autre domaine que votre discipline d’origine aussi… Mais sur la fin de votre raisonnement si je pense aussi que nous devons actualiser notre logiciel et ses bases, néanmoins nos élites, nos dirigeants raisonnent et dominent encore avec une bonne partie de cet « ancien logiciel » que vous décriez. Si nos élèves ont besoin de nouveaux outils, de nouvelles compétences pour hacker le système qui prévoit de les asservir, de les caser là où ils n’ont pas envie d’être, mais ils ont aussi besoin de sélectionner dans l’ancien logiciel ce qui peut leur servir et c’est là notre rôle, tout du moins celui que je me donne.

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    1. Vous avez raison : nous sommes en période de transition et il nous faut faire le lien entre le monde qui meurt et celui qui vient. Il faut pouvoir prendre du premier ce qui sera nécessaire à l’émergence du second. Mon article était surtout une « critique » du livre d’Augustin d’Humières que j’ai trouvé décevant quant à son analyse des solutions ! Comme la plupart de nos contemporains il veut faire du neuf avec du vieux, alors qu’il nous faudrait faire tout autre chose, quelque chose qui n’existe pas encore, et se servir de ce que nous savons pour inventer. Sauf que la créativité n’est pas donné à tout le monde, contrairement à ce que l’on nous fait croire. Nous sommes sur les épaules des géants, mais ce n’est pas pour marcher avec leurs jambes. Merci pour votre commentaire. Sarah

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