Les vies vides – Elsa Godart

Avez-vous déjà ressenti le vide ? Celui qui vous plonge dans l’effroi, quand, par exemple, vous comprenez qu’un jour vous n’existerez plus et surtout que vous serez vite oubliés ? Le vide qui est un gouffre qui s’ouvre parfois ou alors toujours chez certains d’entre nous, un gouffre au milieu du ventre, qui nous traine dans les ombres des monstres et des diables. Le vide qui est un néant parce qu’on est lucide face à une vie vide de sens où le temps nous apprends à chaque seconde qu’il est le maître et où on brasse plus de vent que les éoliennes du parc marin de Guérande.
Ce n’est absolument pas de ce vide là qu’Elsa Godart nous parle dans son nouvel essai, Les vies vides : notre besoin de reconnaissance est impossible à rassasier, paru en février 2023 chez Armand Colin. J’ai lu ce livre, facile d’accès, car je suis en train de lire le livre de Carlos Strenger, La peur de l’insignifiance nous rend fous, à vrai dire beaucoup plus ardu à la lecture. Les thèmes me semblaient résonner et j’ai raison puisque Elsa Godart le cite comme l’une de ses inspirations.

Le besoin de reconnaissance…

En effet, il existe dans l’air du temps, avec aussi les travaux de Cynthia Fleury sur l’Homme du ressentiment, une atmosphère qui circule entre mépris, complexe de supériorité mais aussi lucidité sur le monde post-moderne, autour de la définition de l’individu actuel. Que sommes-nous dans ce marasme ambiant, oscillant entre désespoir politique et espérance personnelle ? Pour ces auteurs, et donc Elsa Godart, une partie de nos contemporains (dont, et c’est là l’enjeu principal, les auteurs comme les lecteurs, dont je fais partie, tentent par ces textes de s’extraire) vivent des vies aux adjectifs peu valorisant, insignifiantes, vides, aigries… ce qui n’est pas la même chose que de vivre une vie malheureuse, car là alors vous avez un destin qui vous permet de vous échapper du commun des mortels. Le but du jeu est donc de lire et de tout faire pour ne pas s’identifier à cette communauté : on est encore et toujours dans cette post-modernité qui nous explique que l’on est tous différents, tous exceptionnels, tous uniques mais comme nous sommes 8 milliards ça va faire beaucoup d’unique qui se ressemblent !


Rien de nouveau sous le soleil depuis Gilles Lipovetski, et son Ère du vide, qui déjà dans les années 80 pointait cet individualisme narcissique et consommateur qui depuis quelques années s’est adjoint les services du numériques et bientôt du métavers. Tout cela transforme nos identités qui ne sont plus attachées à un projet collectif (que l’on peut bien sûr critiquer quand celui-ci aliène comme les projets religieux ou politiques) et qui se soumettent aux diktats du développement personnel et de l’apparence où les vies de chacun deviennent les meilleurs pubs de nos réussites ou non (les échecs ne sont plus admis), matérielles dans la plupart des cas.
L’ouvrage d’Elsa Godart s’ouvre sur le chapitre le plus intéressant du livre : la définition du vide. Elle fait là une sorte de généalogie philosophique et sémantique du mot, en corrélation avec d’autres concepts comme le néant ou le rien. Ce premier chapitre est vraiment très intéressant car il balaye de façon concise mais complète la philosophie du vide. L’autrice montre que le vide n’est pas forcément le rien et qu’il peut y avoir un vide « plein » comme celui des mystiques comme maître Eckhart. Elle remarque justement que cette notion n’est pas considérée de la même façon en Occident ou en Orient où justement le vide peut être un principe actif comme dans la métaphore du lit de la rivière qui creuse la vallée chez François Cheng. Mais surtout ce chapitre permet à Elsa Godart de caractériser un vide moderne, qui n’est pas comme celui des philosophe une antichambre à autre chose. Ici le vide contemporain n’est pas synonyme de tragique qui pourrait atténuer le néant que l’on ressent. Non, au contraire.

« Le vide que je décris est celui d’une longue habitude d’ennui, de solitude et de lassitude. Un principe d’inertie. Le vide des vies vides est le vide de l’apathie généralisée ; de l’indifférence érigée en règle éthique ; de l’aliénation consentie puis oubliée ; de la soumission volontaire sans cesse répétée de nombreux Sisyphe ; de la solitude sans manque ; de la mécanique des corps sans la pensée des esprits ; de l’anesthésie du tragique ; de la lâcheté assumée et du désengagement ; de l’égotisme et de l’égoïsme exacerbés ; de l’équivalence en toute chose ; de l’adiaphorie des masses ; du désintérêt du devenir social, collectif ; de l’absence d’idées, d’émois, de sollicitude ; de la désaffection du politique et du savoir ; de l’absence de remords et de regret… d’une totale amnésie des valeurs philosophiques les plus fondamentales telles que la vérité, la liberté, l’altérité, l’humilité. »

Vide et modernité

Ainsi, nos vies vides sont celles qui ont été vidées de toute substance et de toute transcendance, quelle doit religieuse, politique ou créative. L’autrice parle de la « mollesse de nos engagements » mais aussi du vide de l’hypermornité, réalité qu’il n’est plus vraiment besoin de prouver tellement les situations de nos quotidiens connectés mais solitaires sont des expériences qui n’ont plus rien de science-fiction. Alors pour exister au lieu de vivre, nous avons besoin de reconnaissance, du regard de l’autre qui nous fait nous sentir plus que ce que nous sommes.

« En ce sens, faut-il connaître pour re-connaître, c’est parce que je me connais que je me re-connais dans le regard de l’autre, à la fois comme le « même » et comme « différent ». »

Or, pour notre modernité, reconnaître ce n’est pas faire une place à la singularité de l’autre, à ses créations, à ses angoisses ou à ses joies. Non, c’est plus simplement liker son post Insta et espérer qu’il like le nôtre en retour. Le regard de l’autre sur nos vies passe par l’intermédiaire de l’écran, qui brouille le message et notre image. De ce fait, la reconnaissance moderne est plutôt devenue la course à la gloire et la notoriété. Elsa Godart fait alors la liste de toutes les activités qui aujourd’hui peuvent apporter cette reconnaissance si vide de réelle empathie et d’humanité. Et elle appose à ses titres ronflants, intellectuels, stars, politiques, des adjectifs dépréciatifs : ce sont les orgueilleux, les vaniteux, les arrogants. Et le souci majeur d’une grande partie de la population mondiale est de tout mettre en œuvre pour participer à ce déballage et à faire partie, un jour, de cette liste considérée comme « aristocratique ». Mais cette jouissance égotique du « moi » qui se regarde en espérant être regardé est surtout une culture du vide, plus triste et pathétique que vraiment stupide. En effet, vivre est naturel alors qu’exister demande des efforts, en premier lieu celui de se confronter à la réalité mais surtout à sa propre réalité. La réalité d’un corps qui n’est pas celui filtré des réseaux sociaux ; la réalité d’une carrière qui n’est pas celle d’un Elon Musk ou d’un Donald Trump (des exemples de vies pourtant tellement inspirantes !) ; la réalité d’une vie sociale et amoureuse qui n’est pas celle des téléfilms de l’après midi sur M6 et encore moins des téléfilms de Noël. Alors pour ne pas affronter le vide de nos vies, un vide mou et non pas tragique, un rien pas très appétissant, on parade, on invente, on s’invente des vies extraordinaires pour que les autres nous voient au lieu de nous juger. Mais ce que l’on oublie trop vie c’est que nous sommes tous égoïstes et que finalement, on s’en fout de la vie des autres. Alors ces images de vacances sur Insta, ces post de plats dégustés dans un restaurant de quartier, ces selfies en cascade avec des amis plus ou moins intentionnés, sont vains à cacher le néant. Tout cela pour montrer que l’on existe plus que l’on ne vit, alors qu’il n’y a rien dans tout cela, rien d’intérieur, pas de joie, pas d’amour. Et ce vide contemporain est la cause principale des addictions en tout genre, mais surtout à la drogue ou à l’alcool car rien de plus terrible de constater, parfois dans un éclair de lucidité, que ce que l’on montre n’est qu’un théâtre où l’on brasse du vent.

Vivre ou exister ?

Alors, après de tels constats, partagés par d’autres philosophes contemporains, que faire ? Faut-il se suicider devant tant d’inertie et de vide ? C’est la réponse qu’ont posé les nihilistes du XIXe siècle ou Emil Cioran, sans toutefois en avoir le courage définitif. Mais la pensée tragique peut être un palliatif quelque peu dépressif à cette aporie. Ce n’est pas la réponse d’Elsa Godart. Pour elle il faut revenir au « vivre » et cesser de vouloir exister quand ce n’est que pour les autres. Elle cite le beau poème de Victor Hugo qui peut très bien servir de bréviaire en ces temps troublés :

« Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent ; ce sont
Ceux dont un dessein ferme emplit l’âme et le front,
Ceux qui d’un haut destin gravissent l’âpre cime,
Ceux qui marchent pensifs, épris d’un but sublime,
Ayant devant les yeux sans cesse, nuit et jour,
Ou quelque saint labeur ou quelque grand amour.
C’est le prophète saint prosterné devant l’arche,
C’est le travailleur, pâtre, ouvrier, patriarche ;
Ceux dont le cœur est bon, ceux dont les jours sont pleins.
Ceux-là vivent, Seigneur ! les autres, je les plains.
Car de son vague ennui le néant les enivre,
Car le plus lourd fardeau, c’est d’exister sans vivre. »
Victor Hugo, Les Châtiments, IV, 9.

Mais surtout, dans la ligne de ce que dit déjà François Jullien, il faut revenir à la philosophie et à son principe premier : l’étonnement. La surprise est le sel de la vie, non pas que les habitudes soient mortifères, mais la vie vraie est celle qui prend chaque instant, chaque seconde comme la première et la dernière à la fois, comme un étonnement constant de ce qui se passe et de la réalité, que celui qui vit accepte telle qu’elle est. Pour l’autrice c’est un retour à la Vie qui est nécessaire, la vie qui n’est pas l’existence dans laquelle nous avons besoin de reconnaissance pour « ex-siter ». La vraie vie, la vie simple qui consiste à respirer, à désirer, à marcher, à aimer…

Plus nos vies sont vides plus nous avons besoin de reconnaissance pour exister dans le regard des autres. Terrible constat, mais constat juste que partage plusieurs auteurs contemporains et qui nous oblige, du moins ceux et celles qui les lisent, à s’interroger sur ce qui nous agite. Est-ce du vent ?


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