Apprendre à vieillir : un art oublié ?

Le paradoxe de la vieillesse dans nos sociétés

Dans nos sociétés modernes, la vieillesse est à la fois omniprésente et invisible. Omniprésente dans le discours médical ou dans l’industrie cosmétique qui lutte contre elle à coups de crèmes anti-âge et de pilules miracles ; invisible dans les représentations culturelles, où la jeunesse est la norme et la vieillesse, une anomalie à éviter. Cette dichotomie révèle une faille : avons-nous oublié comment vieillir ?

Les femmes se teignent les cheveux pour cacher leurs cheveux blancs ; les hommes se font poser des implants pour cacher leur calvitie ; les uns et les autres font des régimes pour ne pas voir leur ceinture abdominale devenir abominable selon les canons de beauté qui ressemble fort à du jeunisme. Dans les entreprises, malgré tous les discours politiques, on est un.e senior à 53 ans et l’expérience devient un défaut car il faut la payer plus chère que la fougue de la jeunesse.

Pour ma part j’ai arrêté de me teindre les cheveux depuis 2016, bien avant que cette « mode » des tignasses grises soit acceptable, bien sûr parce que quelques influenceuses vedettes ont trouvé que le gris leur allait bien ! J’ai eu un déclic un soir, en regardant l’excellent Elizabeth Quinn, aux manettes de l’émission vespérale d’Arte, 28 minutes. Et je me suis dit qu’elle était tellement dynamique avec ses cheveux courts et gris que j’ai décidé de me lancer. Heureusement pour moi mon entourage a été bienveillant, ce qui n’est malheureusement pas le cas pour toutes les femmes. Mais le fait même que j’écrive cette phrase montre à quel point vieillir n’est plus accepté : pourquoi avoir besoin de bienveillance pour un phénomène naturel et inéluctable.

La vieillesse comme déclin : une idée moderne ?

L’idée que vieillir est une dégradation est relativement récente. Dans les sociétés traditionnelles, les anciens étaient les gardiens de la mémoire collective, les piliers de la sagesse. Les anciens jouaient un rôle central, non seulement comme détenteurs de la mémoire collective, mais aussi comme conseillers et médiateurs dans la communauté.

  1. Les sociétés africaines : les anciens comme médiateurs
    Dans de nombreuses cultures africaines traditionnelles, les anciens sont considérés comme les dépositaires de la mémoire collective, des traditions orales et des lois coutumières.
    • Exemple : chez les Bamiléké au Cameroun, les chefs coutumiers et les anciens forment un conseil consultatif. Ils prennent des décisions importantes pour la communauté, basées sur leur connaissance des traditions et des conflits passés.
    • Dans ces sociétés, la vieillesse est associée à une connexion avec le sacré : les anciens sont vus comme les médiateurs entre les vivants et les ancêtres.
  2. Les sociétés amérindiennes : la sagesse des aînés
    Chez de nombreux peuples autochtones des Amériques, comme les Lakota (Sioux) ou les Navajos, les aînés jouent un rôle central dans l’éducation des jeunes.
    • Ils transmettent des enseignements spirituels, des récits mythologiques et des savoirs pratiques liés à la nature.
    • Les anciens sont aussi perçus comme des guides spirituels. Par exemple, chez les Lakota, les aînés dirigent les cérémonies sacrées comme la sweat lodge ou la vision quest.
  3. Les sociétés asiatiques : le confucianisme et la piété filiale
    En Asie, et particulièrement en Chine, le confucianisme a longtemps placé les anciens au sommet de la hiérarchie familiale et sociale. Les enfants leur rendent un culte, même au-delà de la mort.
    Le concept de « xiao » (piété filiale) : Les enfants ont le devoir de prendre soin de leurs parents vieillissants et de leur montrer un respect absolu.
    • Les anciens étaient consultés pour résoudre les conflits familiaux et communautaires, leur expérience étant considérée comme une source inestimable de sagesse.
  4. Les sociétés européennes traditionnelles : les anciens comme garants de la mémoire
    Dans l’Europe préindustrielle, avant que l’écriture ne se généralise, les anciens étaient les gardiens des récits historiques, des légendes et des savoir-faire artisanaux.
    • Par exemple, les conteurs en Irlande et en Écosse (comme les bardes celtiques) transmettaient oralement les histoires des clans, reliant les générations entre elles.
    • Dans les sociétés paysannes, les anciens jouaient aussi un rôle crucial dans les décisions agricoles, grâce à leur connaissance empirique des cycles naturels.
  5. Les sociétés océaniennes : les anciens comme piliers du lien communautaire
    Dans les îles du Pacifique, les anciens sont souvent les gardiens des chants, des danses et des récits qui forment l’identité culturelle du groupe.
    • Exemple : en Polynésie, les anciens enseignent les généalogies familiales, un savoir essentiel pour comprendre la structure sociale et les alliances.
    • Ils guident également les cérémonies rituelles, comme celles liées à la pêche ou aux récoltes, en transmettant des connaissances pratiques et spirituelles.

Dans ces sociétés traditionnelles, la vieillesse était indissociable de la mémoire collective et du respect. Les anciens étaient au cœur de la communauté, non seulement pour leur expérience, mais aussi pour leur rôle de médiateurs entre passé, présent et futur.

Aujourd’hui, la vieillesse est souvent associée à la perte : perte de force, de beauté, de productivité. Ce glissement de perception pourrait être lié à l’essor de la modernité, où l’efficacité et la vitesse sont devenues des valeurs centrales. Dans de nombreuses sociétés industrialisées, les anciens sont parfois marginalisés, enfermés dans des structures spécialisées (maisons de retraite) ou déconnectés des jeunes générations. La mémoire collective tend à être externalisée dans des bases de données ou des archives numériques, rendant les anciens moins indispensables à la transmission.
Cette évolution soulève une question cruciale : que perdons-nous en dévalorisant la vieillesse ?

Philosophie : le temps comme ennemi ou allié

La philosophie nous offre des clés pour repenser la vieillesse. Les stoïciens, par exemple, invitaient à accepter le passage du temps comme une loi naturelle. Sénèque écrivait : « Ce n’est pas que la vie soit courte, c’est que nous en perdons une grande partie. » Vieillir devient alors une opportunité de mieux savourer le temps qui reste, plutôt que de le regretter. Pour cela il faut vivre avant tout, et vivre même quand on vieillit. Vivre une « vie bonne », c’est-à-dire une vie philosophique et tenter de ne pas gaspiller son existence en préoccupations futiles.
De toute façon, on ne peut rien contre les effets du temps ; il ne s’agit pas de se résigner mais d’accepter, comme le précise l’empereur Marc-Aurèle dans ses Pensées pour moi-même : « Tout ce qui arrive, arrive comme il le faut. » Tout ce dont est fait une vie est exactement ce qui doit arriver, le bon, le bonheur, la joie comme les malheurs, la maladie, le vieillesse et la mort. Il est bien stupide celui qui tenterait de lutter contre ces réalités même de toute vie sur terre.

Pour ma part, je me sens proche de la vision d’Arthur Schopenhauer. En effet, le chantre du nihilisme, qui fut du temps de ma jeunesse une philosophie que j’ai pratiqué avec ardeur, a une vision plutôt modérée et intelligente de la vieillesse où les aspects positifs n’empêchent pas des défis à relever.

Les Aspects positifs de la vieillesse
Sagesse et expérience
Selon Schopenhauer, l’âge apporte une précieuse absence de prévention. L’homme mûr voit les choses plus simplement et telles qu’elles sont, libéré des illusions et des fantaisies de la jeunesse. Cette sagesse acquise permet de mieux comprendre le monde et les autres.

« Ce que l’homme mûr a gagné par l’expérience de la vie, ce qui fait qu’il voit le monde autrement que l’adolescent et le jeune homme, c’est avant tout l’absence de prévention. Lui, le premier, commence à voir les choses simplement et à les prendre pour ce qu’elles sont ; tandis que, aux yeux du jeune homme et de l’adolescent, une illusion composée de rêveries créées d’elles-mêmes, de préjugés transmis et de fantaisies étranges, voilait ou déformait le monde véritable. La première tâche que l’expérience trouve à accomplir est de nous délivrer des chimères et des notions fausses accumulées pendant la jeunesse. » Aphorismes sur la sagesse de la vie, chapitre 6

Autorité intellectuelle
Schopenhauer estime que la supériorité intellectuelle ne fait pleinement valoir son autorité qu’après la quarantaine. L’expérience et la maturité donnent un poids aux propos que même les plus brillants jeunes esprits ne peuvent égaler : « Car la maturité propre à l’âge et les fruits de l’expérience peuvent bien être surpassés de beaucoup, mais jamais remplacés par l’intelligence »

Appréciation du présent
Enfin, contrairement à la jeunesse qui se projette constamment dans l’avenir, la vieillesse sait qu’il n’y a rien à attendre et peut ainsi mieux apprécier le présent, trouvant du plaisir même dans les petites choses. On le dit souvent d’ailleurs, à partir d’un certain âge on sait ce que l’on ne veut plus et aussi ce que l’on veut, et souvent on sait lâcher prise pour ne plus vivre dans les tourments des ruminations qui polluent les esprits plus jeunes. On a fait les expériences dont on avait envie, les erreurs aussi. Si la vie a été aventureuse on vit la vieillesse sans regret, car on a accompli ce qui nous tenait à cœur dans la jeunesse. Le temps de la jeunesse est celui du rêve : on idéalise sa vie à venir. La maturité est le moment de mettre en œuvre ses rêves. Et la vieillesse permet à ceux qui ont bien vécu de se détacher de ces carcans de la « réussite » d’une vie bonne.

« Dans un sens plus large, on peut dire aussi que les quarante premières années de l’existence fournissent le texte, et les trente suivantes le commentaire, qui seul nous en fait alors bien comprendre le sens vrai et la suite, la morale, et toutes les subtilités. »

Défis de la vieillesse
Mélancolie
Schopenhauer note qu’après 40 ans, les personnes intellectuellement supérieures peuvent ressentir une certaine mélancolie, réalisant l’écart entre leurs aspirations et la réalité du monde. Les idéaux de la jeunesse se sont étiolés, on comprend que le monde tourne parfois en dehors du bon sens et que toutes les actions humaines, individuelles ou collectives, n’ont pas toujours la portée que l’on espérait.
Quand j’avais 17 ans, j’étais passionnée par la Révolution française et surtout par Antoine de Saint-Just, connu pour sa radicalité. Je trouvais que l’on n’était jamais assez radical pour sauver le monde ! Un de mes voisins, âgé, m’avait dit que si on n’était pas révolutionnaire à 17 ans on n’avait pas été jeune car avec l’âge on perdait non seulement la fougue mais aussi la conviction et que avec la vieillesse venait un calme politique. Je ne l’avais pas cru sur le coup et mes combats de trentenaire je les ai mené en pensant à ce voisin. Aujourd’hui je sais qu’il avait raison !

Conscience de la mortalité
Avec l’âge vient une conscience accrue de la mort, ce qui peut affecter le courage et la sérénité de la jeunesse. Un « sérieux morne » remplace souvent la pétulance juvénile. La pensée de la mort peut et doit être à notre esprit mais les années qui s’accumulent laissent entrevoir de plus en plus clairement qu’elle sera vraiment là. La jeunesse, même si elle en a conscience, repousse la mort comme une éventualité. Nous nous sommes tous pensés immortels : « pas moi » se disent les jeunes quand ils entendent parler de la mort ou qu’ils croisent le chemin d’un vieux. C’est pour les autres, comme les accidents de la route ou les catastrophes naturelles. La vieillesse nous rappelle que nous sommes mortels et c’est souvent un sentiment désagréable qu’il faut apprendre à apprivoiser.

Perception du temps
La vie, qui semblait infinie dans la jeunesse, apparaît de plus en plus courte avec l’âge. Schopenhauer compare cela à regarder à travers différentes extrémités d’une lunette :

« Considérée du point de vue de la jeunesse, la vie est un avenir infiniment long ; de celui de la vieillesse, un passé très court, tellement qu’au début elle s’offre à nos yeux comme les objets vus par le petit bout de la lunette, et à la fin comme vus par le gros bout. Il faut avoir vieilli, c’est-à-dire avoir vécu longuement, pour reconnaître combien la vie est courte »

Vieillir dans un monde obsédé par la jeunesse

Notre société valorise la jeunesse à outrance. Les réseaux sociaux, la publicité, le cinéma placent la barre toujours plus haut pour les corps jeunes, dynamiques, performants. Ces injonctions ne sont pas sans lien avec le capitalisme et le néolibéralisme qui exigent des humains des corps de travailleurs et de consommateurs actifs. Et pourtant, les jeunes sont aussi considérés comme des êtres à modeler et qui ne sont pas encore entrés dans le moule.
Vieillir devient presque un acte de rébellion dans un monde où rester jeune est une valeur marchande. Voilà donc mon combat et ma radicalité retrouvées : la provocation moderne est de refuser, non pas de vieillir, mais de rester jeune. Cela ne veut pas dire pour autant se laisser aller vers la tombe et arrêter de vivre, d’aimer et de sourire. Bien au contraire. Mais il faut tenter une nouvelle aventure, avec un corps qui dit stop parfois, des limites que l’on ne connaissait pas et un monde que vous ne comprenez plus toujours.
Mais cette obsession de la jeunesse n’est-elle pas une fuite devant la réalité ? En rejetant la vieillesse, nous rejetons la mort, cette grande peur tapie derrière chaque ride. Pourtant, c’est en l’acceptant que nous pouvons redécouvrir la richesse du moment présent.

Encore une fois la philosophie peut nous aider. Nietzsche, dans Ainsi parlait Zarathoustra, compare les âges de l’esprit à des animaux : le chameau, le lion et l’enfant. Le dernière stade, celui de la sagesse et de la vieillesse, est aussi celui de l’enfance retrouvée. Après avoir obéit aux ordres moraux comme le chameau a qui on dit « tu dois » et après s’être révolté comme le lion qui affirme sa liberté et sa volonté dans un « je veux » puissant, le dernier âge est celui de l’enfant et de la créativité. Nietzsche écrit : « L’enfant est innocence et oubli, un nouveau commencement et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, un ‘oui’ sacré ». L’enfant symbolise la créativité, le « je crée », la capacité à inventer de nouvelles valeurs et à voir le monde avec un regard neuf. C’est le temps de la vieillesse où on laisse de côté les vieilles lunes, la morale, la volonté, la révolte, l’obéissance et où on joue à vivre car on sait que c’est bientôt fini.

Vers un art de vieillir : pistes de réflexion

Comment réhabiliter l’art de vieillir dans un monde qui semble l’avoir oublié ?

  • 1. Redéfinir la vieillesse : Plutôt que de la voir comme un déclin, la considérer comme une métamorphose. Chaque âge de la vie offre des opportunités uniques.
  • 2. Cultiver la transmission : Vieillir, c’est aussi transmettre : savoirs, expériences, histoires. Cela peut redonner un sens profond à cette étape de la vie.
  • 3. Accepter la finitude : Adopter une attitude stoïcienne ou méditative face à la mort peut aider à mieux vivre la vieillesse. Faire face à la finitude permet de vivre plus intensément.
  • 4. Rompre avec les injonctions : Refuser les diktats esthétiques et sociaux qui nient le droit de vieillir dignement.

Vieillir n’est pas seulement une fatalité biologique, c’est aussi une aventure existentielle. Cela demande du courage, de la réflexion, et peut-être surtout de la sérénité. En réapprenant à vieillir, nous pourrions redécouvrir ce que signifie véritablement « apprendre à vivre ».


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