On ne pense pas spontanément à rapprocher la philosophie classique de la littérature jeunesse. Pourtant, c’est une erreur. Si Bruno Bettelheim a brillamment analysé les contes de fées sous l’angle de la psychanalyse, il est tout aussi pertinent d’y chercher des thèmes philosophiques, souvent enfouis mais profondément significatifs. Qu’il s’agisse d’œuvres contemporaines ou intemporelles, la littérature jeunesse regorge de questions existentielles qui résonnent avec la pensée philosophique.
De la même manière, Nietzsche n’est pas le premier penseur auquel on songe lorsqu’on explore les récits destinés aux enfants et aux adolescents. Cependant, ses concepts — audacieux, provocateurs et enracinés dans les grandes interrogations humaines — trouvent des échos fascinants dans certaines œuvres. Loin d’être une coïncidence, ces parallèles révèlent la profondeur insoupçonnée de la littérature jeunesse.
Dans ce premier article d’une série de cinq, je me penche sur un concept central mais souvent mal compris chez Nietzsche : celui de l’éternel retour. Les récits cycliques, si fréquents dans la littérature jeunesse, permettent d’illustrer cette idée en montrant que l’existence ne se limite ni à une trajectoire linéaire, ni à un mouvement simplement ascendant ou déclinant. Ces cycles narratifs offrent au lecteur une perspective riche et nuancée sur la répétition, le temps, et la transformation.
L’éternel retour et le cycle des récits
L’idée nietzschéenne de l’éternel retour est l’une des plus fascinantes et des plus dérangeantes de sa philosophie. Elle ne se limite pas à une simple répétition mécanique du temps : elle invite à repenser notre existence de manière radicale. Que se passerait-il si chaque instant de notre vie devait se répéter éternellement, dans les moindres détails ? Ce concept pousse à embrasser chaque moment avec une intensité totale, à aimer le « destin » (amor fati), qu’il soit joyeux ou douloureux. C’est la base du fameux « oui » nietzschéen à la vie, car on ne peut dire « oui » si et seulement si on est prêt à revivre exactement la même vie, avec ses joies et ses tragédies. Vouloir d’une autre vie ce n’est pas dire « oui » à celle-ci. C’est donc une philosophie de vie qui nous pousse à accepter la réalité, toute la réalité telle qu’elle est sans vouloir en changer une once. C’est apprendre à vivre et que sont les livres de jeunesse sinon justement des ouvrages initiatiques qui font vivre au jeune lecteur, par l’intermédiaire des pages, toutes les réalités auxquelles il pourra être confronté plus tard.

Dans la littérature jeunesse : un écho inattendu
De nombreuses œuvres jeunesse intègrent des cycles narratifs qui, sans évoquer explicitement l’éternel retour, reflètent son essence philosophique. Ces histoires mettent souvent en scène des cycles de perte et de retrouvailles, des retours à des lieux familiers (le foyer, l’amitié) qui invitent implicitement à revaloriser les moments simples et récurrents de la vie. Ces ouvrages initiatiques ne sont pas forcément issus directement de l’œuvre du philosophe, mais la récurrence, comme nous allons le voir, de l’idée de cycles, d’allers et retours entre des mondes dans ces textes destinés au plus jeunes suggère que l’existence humaine est un chemin dont le but reste caché. C’est le voyage lui-même, même s’il nous fait repasser par des lieux déjà visités, qui est le plus important. Il y a de l’errance dans ces livres, comme Nietzsche lui-même qui, philosophe à pied, considérait que la pensée n’était possible qu’en marchant voire qu’en grimpant.
Le Petit Prince et le cycle du souvenir
Dans Le Petit Prince de Saint-Exupéry, l’éternel retour s’exprime à travers le voyage du héros et les thèmes de répétition et de réconciliation avec soi-même. Bien que le Petit Prince quitte sa planète et explore d’autres mondes, son voyage est cyclique : il rencontre de nouveaux mondes, de nouvelles personnes mais il souhaite toujours revenir chez lui. Ce voyage est une quête existentielle, celle qui permet de se connaître soi-même : partir au loin nous permet de revenir vers nous-mêmes et de revenir aux questions fondamentales sur l’amour, l’amitié et la responsabilité ou le sens de la vie :
Le retour à l’essentiel
À mesure qu’il progresse dans ses rencontres (le roi, l’allumeur de réverbères, le renard), le petit prince revient sans cesse à l’idée que l’essentiel est invisible pour les yeux. Ce leitmotiv, répété sous différentes formes, invite à contempler la vie avec une vision plus profonde et cyclique.
Le voyage initiatique comme cycle
Le Petit Prince quitte sa planète, mais l’ensemble de son périple tend à un retour symbolique : il cherche à comprendre pourquoi il a quitté sa rose et ce que signifie aimer. Ce voyage, bien qu’il semble linéaire, ramène constamment le lecteur à l’importance de réévaluer ce qui a été laissé derrière.

L’éternité du souvenir
Lorsque le Petit Prince quitte la Terre, il laisse derrière lui l’écho de ses paroles et de ses expériences, tout comme il emporte en lui l’image de sa rose. Ce souvenir devient une forme d’éternel retour : à chaque fois que l’on contemple une étoile, on revit ce lien intemporel avec l’histoire du prince.
Plutôt que de voir l’éternel retour comme une répétition littérale, Le Petit Prince le traduit en un retour constant à ce qui est vraiment essentiel, à travers un processus de découverte, de perte et de compréhension renouvelée.
Le Lion, la Sorcière Blanche et l’Armoire Magique : le retour au point de départ
Dans les Chroniques de Narnia, C.S. Lewis raconte l’histoire de quatre enfants – Peter, Susan, Edmund et Lucy Pevensie – qui découvrent un monde magique appelé Narnia en passant par une armoire. Dans le monde de Narnia, la Sorcière blanche à tout figé sous une neige éternelle. Les enfants sont au coeur du prophétie qui dit qu’ils deviendront les rois et reines de Narnia. Pour cela, après des trahisons et des combats, ils sont aidé par le sage Aslan, le Lion, qui se sacrifie puis qui est ressuscité par une vieille magie. Ensembles ils vainquent la Sorcière et les enfants sont couronnés souverains de Narnia. Après plusieurs années de bonheur, ils reviennent par accident dans le monde « réel », l’Angleterre bombardée de la Seconde Guerre mondiale. Ils redeviennent des enfants… comme si rien ne s’était passé. Dans la suite des aventures, les enfants Pevensie font des allers-retours entre la réalité et Narnia. Ces retours à la normalité pourraient être vu comme une réaffirmation de l’éternel retour : chaque aventure les transforme, mais ils doivent réintégrer leur vie quotidienne, enrichis par ce qu’ils ont vécu. Les héros vivent un voyage circulaire où ils sont confrontés à la nécessité de chérir leur monde d’origine, même s’il semble plus terne que Narnia. Chaque retour souligne l’importance de réinvestir le quotidien avec une nouvelle perspective. Comme dans l’éternel retour, chaque itération de leur voyage est l’occasion d’accepter et de réinterpréter leur destin.

À la Croisée des Mondes : le cycle de la Poussière
Dans la trilogie de Philip Pullman, le concept de cycle prend une dimension cosmique. Lyra Belacqua, l’héroïne de 11 ans, vit au Jordan College d’Oxford dans un monde alternatif. Dans cet univers, chaque personne possède un dæmon, une manifestation physique de son âme sous forme animale. Avec Will Parry, un garçon de notre monde, elle va parcourir d’autres univers. La Poussière, substance mystérieuse représentant la conscience et la créativité humaine, suit un cycle perpétuel de création, perte et renaissance.
Lyra et Will comme catalyseurs
Leur quête met en lumière le caractère cyclique de l’univers : la perte d’un équilibre (la Poussière qui disparaît) et sa réintégration dans un ordre renouvelé. Cette perte d’équilibre cosmique reflète les tensions entre le déterminisme et le libre arbitre, entre l’innocence de l’enfance et la connaissance de l’âge adulte. Lyra et Will, par leurs actions et leurs choix, deviennent les catalyseurs d’un changement profond. Leur voyage les mène à travers des épreuves qui les font mûrir, symbolisant le passage de l’enfance à l’âge adulte. Ce processus de maturation est intimement lié à la restauration de l’équilibre cosmique.
L’épreuve des mondes parallèles
Chaque monde visité reflète une facette de leur quête, mais le retour final au monde d’origine souligne que la compréhension ne vient pas de la fuite, mais de l’acceptation et de la réconciliation avec ce qui est. Pullman a créé un multivers, concept devenu assez récurrent dans la culture populaire, mais aussi débattu par la communauté des astrophysiciens. Il est sous-jacent également dans l’idée d’éternel retour. En effet, même si Nietzsche n’est pas clair à ce sujet, on comprend que le retour, s’il avait lieu, ne se fait pas dans le même monde. On revient mais ailleurs et autre.

Chaque monde visité par Lyra et Will reflète cette facette de leur quête personnelle et collective. Cittàgazze, par exemple, représente les dangers d’une technologie mal maîtrisée, avec ses Spectres qui dévorent l’âme des adultes. Le monde des morts illustre la nécessité de faire face à notre mortalité et de libérer les âmes prisonnières de conceptions dépassées. Cependant, le message profond de Pullman se révèle dans la conclusion de l’histoire. Malgré leurs aventures extraordinaires à travers le multivers, Lyra et Will doivent finalement retourner dans leurs mondes d’origine respectifs. Ce retour souligne une vérité fondamentale : la vraie compréhension ne vient pas de la fuite ou de l’évasion dans des réalités alternatives, mais de l’acceptation et de la réconciliation avec notre propre réalité. Cette acceptation est douloureuse pour les protagonistes, qui doivent renoncer à leur amour naissant pour le bien du multivers. Néanmoins, c’est précisément ce sacrifice qui donne tout son sens à leur quête. Ils apprennent que le véritable héroïsme réside parfois dans l’acceptation de notre place dans le monde, plutôt que dans la recherche d’un ailleurs idéalisé : c’est le « oui » du philosophe. En fin de compte, le voyage à travers les mondes parallèles sert de métaphore puissante pour le voyage intérieur que chacun doit entreprendre pour atteindre la maturité et la sagesse. Pullman nous rappelle que, quelle que soit la diversité des expériences que nous pouvons vivre, c’est dans notre propre monde que nous devons trouver notre place et créer du sens. Il faut savoir accepter ce que l’on vit sans état d’âme et sans chercher à fuir car il n’y a pas d’autre réalité que celle que l’on vit.
La Passe-Miroir : fragmentation et reconstruction
La Passe-Miroir ou les Fiancés de l’Hiver de Christelle Dabos est une saga de fantasy en quatre tomes qui suit Ophélie, une jeune femme dotée du pouvoir de lire le passé des objets et de traverser les miroirs. Dans un monde divisé en Arches flottantes après un cataclysme, Ophélie est contrainte de quitter sa famille pour un mariage arrangé au Pôle. Elle se retrouve plongée dans un univers d’intrigues politiques et de secrets ancestraux, où elle doit percer le mystère de la disparition du patriarche Farouk et découvrir la vérité sur l’origine de son monde fragmenté.
Dans La Passe-Miroir de Christelle Dabos, l’éclatement des Arches pourrait être vu comme une allégorie du refus initial de l’éternel retour : un univers fragmenté, divisé, incapable de se percevoir comme un tout cohérent.

Le parcours d’Ophélie
En parcourant ces mondes fragmentés, Ophélie, l’héroïne maladroite mais déterminée, entreprend un voyage à travers ces mondes éclatés, symbolisant la recherche d’une compréhension unifiée de son univers. Son périple à travers les différentes Arches peut être interprété comme une métaphore de la reconstruction d’une vision holistique de l’existence. Au début de son aventure, Ophélie est confinée à sa propre Arche, Anima, avec une perspective limitée du monde. Chaque Arche, avec ses particularités et ses pouvoirs spécifiques, représente un fragment isolé de la réalité. En voyageant d’une Arche à l’autre, Ophélie est confrontée à des réalités diverses et parfois contradictoires, reflétant la complexité et la multiplicité de l’existence. Son voyage la conduit notamment à la Citacielle, capitale flottante du Pôle, décrite comme un « vertigineux monde en trompe-l’œil ». Cette description évoque la nature illusoire de nos perceptions fragmentées de la réalité, un thème central dans la philosophie de Nietzsche. Elle revient, métaphoriquement, à un point de départ transformé par son expérience.
Un retour réconciliateur
La quête d’Ophélie illustre l’idée nietzschéenne selon laquelle l’acceptation de la totalité — y compris des souffrances et des pertes — est nécessaire pour atteindre une forme supérieure de compréhension. C’est le fondement de la théorie de l’éternel retour. Au fil de son parcours, Ophélie est confrontée à de nombreuses épreuves et souffrances. Elle doit notamment quitter sa famille et son monde familier, affronter les intrigues dangereuses de la Cour du Pôle, et faire face à des révélations bouleversantes sur la nature de son univers. Ces expériences, bien que douloureuses, contribuent à élargir sa perspective et à approfondir sa compréhension. La transformation d’Ophélie au cours de son voyage reflète l’idée nietzschéenne de l’amor fati, l’amour du destin. Elle passe d’une « créature solitaire qui ne crée pas de liens forts avec les autres » à une personne capable de s’affirmer et de faire ses propres choix. Cette évolution illustre comment l’acceptation des difficultés et des souffrances peut mener à une forme supérieure d’existence et de compréhension. En fin de compte, le parcours d’Ophélie à travers les Arches fragmentées peut être vu comme un retour métaphorique à un point de départ transformé par son expérience. Elle revient à une vision unifiée de son univers, mais enrichie par les perspectives multiples qu’elle a acquises au cours de son voyage. Cette réconciliation avec la totalité de l’existence, y compris ses aspects les plus difficiles, fait écho à la conception nietzschéenne de l’éternel retour comme affirmation ultime de la vie.
Quand la philosophie imprègne ouvertement la littérature jeunesse
Il existe des ouvrages de jeunesse où les auteurs ont délibérément créé des mondes « philosophiques ». Sont-ils des disciplines de Nietzsche ? Peut-être qu’ils ont lu ses textes et d’une certaine façon sa pensée transparait dans les lignes de ces écrivains. En effet, quel plus bel écrin pour des idées parfois obscures que des fictions qui permettent aux plus jeunes et aux moins jeunes de comprendre le monde dans lequel ils vivent ?
Le Hobbit et Le Seigneur des Anneaux – J.R.R. Tolkien
Les récits de J.R.R. Tolkien, bien que classés comme des œuvres de fantasy, sont porteurs de thèmes philosophiques profonds. Parmi eux, la notion nietzschéenne de l’éternel retour peut éclairer certains motifs narratifs et symboliques, notamment dans Le Hobbit et Le Seigneur des Anneaux.
Le retour au point de départ
Dans Le Hobbit, Bilbon Sacquet quitte la Comté pour une aventure qui bouleverse sa vie. À son retour, il retrouve son foyer, mais il ne redevient jamais complètement celui qu’il était avant son départ. Ce retour illustre la dynamique nietzschéenne de l’éternel retour, telle qu’exposée dans Ainsi parlait Zarathoustra. Nietzsche invite à imaginer chaque instant de notre vie répété à l’infini, non comme une malédiction, mais comme une affirmation joyeuse de l’existence :
« Le poids le plus lourd : que se passerait-il si un jour ou une nuit un démon se glissait furtivement dans ta solitude et te disait : ‘Cette vie, telle que tu la vis maintenant et l’as vécue, tu devras la vivre encore une fois et encore une fois, une infinité de fois ? » Ainsi parlait Zarathoustra, « De la vision et de l’énigme ».
De manière similaire, Bilbon revit, à son retour, sa vie dans la Comté, mais avec une nouvelle conscience de ce qu’il a accompli. Ses aventures avec les nains et Smaug, bien qu’achevées, laissent une empreinte indélébile sur sa perception de lui-même et du monde. Ce « poids » des expériences vécues le transforme et lui donne une profondeur nouvelle.

La quête comme cycle
Dans Le Seigneur des Anneaux, ce motif du retour est amplifié. Frodon, Sam, Merry et Pippin quittent la Comté pour affronter les forces du Mal, mais leur retour n’est ni triomphal ni réconfortant. Frodon, en particulier, illustre la dimension tragique de l’éternel retour : il revient chez lui marqué par son expérience, incapable de réintégrer pleinement la vie paisible qu’il menait auparavant.
Ce constat peut être mis en parallèle avec le passage de La Volonté de puissance où Nietzsche écrit :
« Celui qui atteint son idéal transcende précisément en cela l’horreur de l’éternel retour. Il n’a pas seulement supporté le poids du passé, mais il l’a transfiguré en puissance. »
Frodon ne parvient pas à transfigurer son expérience en puissance ; son passage par le Mordor, bien qu’héroïque, l’a vidé de ses forces. En revanche, Sam incarne une version plus affirmée de cet idéal nietzschéen : il retourne dans la Comté, fonde une famille et poursuit sa vie avec un sens renouvelé de la responsabilité et de l’action. Ce contraste entre les deux personnages illustre les différentes façons de répondre à l’épreuve du retour.
L’éternel retour et la signification du foyer
Un aspect clé de l’éternel retour chez Nietzsche est la redécouverte de la signification des choses simples et fondamentales à travers l’épreuve du temps et de l’expérience. Dans Le Seigneur des Anneaux, la Comté, ce lieu idéalisé de paix et de simplicité, n’acquiert sa pleine signification qu’après la quête. Nietzsche évoque cette idée dans Ainsi parlait Zarathoustra :
« Tout ce qui est droit ment. Toute vérité est courbée, le temps lui-même est un cercle. » Ainsi parlait Zarathoustra, « De la vision et de l’énigme ».
Le temps circulaire décrit par Nietzsche se reflète dans la structure narrative des deux œuvres de Tolkien : le départ, le voyage, et le retour au point de départ. Mais ce retour n’est jamais un simple retour en arrière. La Comté, bien qu’inchangée en apparence, devient un lieu chargé de sens précisément parce qu’elle a été confrontée au risque de sa destruction.
Les récits de Tolkien, en apparence simples, recèlent une profondeur philosophique qui rejoint certaines des idées clés de Nietzsche. Le voyage de Bilbon ou de Frodon incarne non seulement un cycle narratif, mais aussi une réflexion sur la transformation qu’apporte l’expérience et le souvenir. Comme l’éternel retour, ces aventures nous rappellent que chaque retour au point de départ est une opportunité de transfiguration : vivre non pas comme avant, mais avec une conscience plus large et une acceptation plus pleine de ce qui a été.
Alice au Pays des Merveilles et De l’autre côté du miroir – Lewis Carroll
Les récits de Lewis Carroll, empreints de fantaisie et d’absurde, évoquent des cycles incessants de découvertes, d’étrangeté et de retours à un point de départ familier. Ces boucles narratives, marquées par l’absence de résolution véritable, peuvent être éclairées à travers l’éternel retour de Nietzsche, un concept qui interroge notre capacité à trouver du sens dans un univers absurde et cyclique.
Les boucles narratives
Dans Alice au Pays des Merveilles et De l’autre côté du miroir, Alice quitte le monde « réel » pour plonger dans des univers oniriques où les lois de la logique et de la causalité sont constamment remises en question. Ces mondes, bien qu’étranges et fascinants, sont aussi profondément déstabilisants : les règles y changent sans cesse, les personnages y sont incohérents, et toute tentative de comprendre ces lieux mène souvent à une impasse.
À la fin de chaque aventure, Alice se réveille, ramenée à la normalité de son quotidien. Pourtant, le retour au « réel » n’efface pas les expériences étranges qu’elle a vécues. Ces récits forment ainsi des boucles, où chaque périple est à la fois unique et semblable, régi par un cycle de désorientation, d’adaptation, et de retour.
Ce schéma peut être rapproché de l’idée nietzschéenne de l’éternel retour, où la répétition elle-même devient un cadre permettant de donner un sens nouveau à l’existence. Alice, bien qu’elle revienne toujours à son point de départ, traverse des expériences marquées par l’émerveillement, l’incompréhension et parfois la frustration. Ces aventures semblent dépourvues de finalité ou de « leçon morale » explicite, ce qui renforce l’impression d’un cycle absurde, mais néanmoins significatif en lui-même.

Une quête de sens dans l’absurde
L’univers d’Alice peut également être interprété comme une allégorie de l’absurde, un thème central chez Nietzsche. Dans les mondes d’Alice, les règles sont arbitraires, les personnages parlent souvent par énigmes ou contradictions, et les notions de logique ou de justice perdent leur sens habituel. Ce chaos évoque l’idée que la réalité elle-même, une fois dépouillée de ses illusions, peut apparaître comme fondamentalement absurde.
Pour Nietzsche, cependant, l’absurde ne mène pas au désespoir, mais à une affirmation joyeuse de l’existence :
« Dire oui à la vie, même dans ses problèmes les plus étranges et les plus durs ; la volonté de vivre est celle qui veut toujours redire oui. » Le Gai Savoir, §341.
Dans cette perspective, les aventures d’Alice prennent une dimension philosophique. Chaque nouvelle absurdité qu’elle rencontre peut être vue comme une invitation à accepter l’illogisme du monde, non pas comme un problème à résoudre, mais comme une condition à embrasser. Le retour à la normalité, loin d’être un rejet de ces expériences, en est le prolongement : une réintégration de l’absurde dans le cadre rassurant du quotidien.
Une interprétation cyclique de l’expérience
Le voyage d’Alice n’a pas pour but de transformer le monde ou de révéler une vérité ultime. Comme dans l’éternel retour, le sens réside dans l’expérience elle-même, dans la manière dont elle réagit, s’adapte et trouve un équilibre au sein de la confusion. Nietzsche affirme dans La Volonté de puissance :
« L’absurde n’est pas une raison pour renoncer à l’existence, mais une raison pour la dépasser, pour lui donner un sens nouveau. »
De la même manière, Alice ne cherche pas à résoudre l’absurde, mais à naviguer à travers lui. Ses aventures sont marquées par une forme d’acceptation ludique de ce qui est, ce qui reflète l’esprit du surhomme nietzschéen, qui transcende le désespoir en affirmant joyeusement la vie telle qu’elle est.
Les récits d’Alice, sous leur apparente légèreté, explorent des thèmes profonds liés à l’éternel retour et à la quête de sens dans un monde absurde. Les cycles narratifs qui ramènent Alice à son point de départ ne sont pas des échecs, mais des illustrations de la manière dont l’expérience, même dans son absurdité, peut être affirmée et célébrée. L’univers de Carroll, comme celui de Nietzsche, invite à une acceptation active et joyeuse de l’étrangeté et de l’imprévisible, où la vie elle-même devient la finalité.
Conclusion
L’éternel retour, concept philosophique complexe et souvent déroutant, trouve un écho inattendu mais puissant dans la littérature jeunesse. À travers des récits cycliques, des quêtes initiatiques et des retours constants à des lieux ou des thèmes familiers, ces œuvres offrent aux jeunes lecteurs une manière accessible d’interroger la répétition, le changement et la quête de sens.
Ces histoires montrent que la vie n’est pas un simple chemin linéaire, mais une succession de cycles où chaque retour est une opportunité d’apprendre, de grandir et d’évoluer. Elles rappellent que revivre des instants, des choix ou des défis n’est pas une condamnation, mais une chance de mieux comprendre le monde et soi-même.
En s’attardant sur ces récits, nous découvrons une littérature jeunesse qui dépasse le simple divertissement pour devenir un véritable espace de réflexion philosophique. Elle invite ses lecteurs, petits ou grands, à accepter la répétition non comme une contrainte, mais comme une célébration de la vie, où chaque instant peut être vécu comme une nouvelle chance de transformation et de joie.
Ainsi, ces œuvres prouvent que la philosophie peut trouver sa place dans tous les genres littéraires, et que Nietzsche lui-même aurait peut-être trouvé dans ces récits une illustration poétique de sa pensée. L’éternel retour, dans la littérature jeunesse, devient un miroir ludique et profond des questions fondamentales qui habitent l’humanité.
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Un commentaire sur “Nietzsche et la littérature jeunesse : des rapprochements surprenants”