La Tyrannie du divertissement d’Olivier Babeau

Sans doute comme vous, chers lecteurs, j’ai vu mon niveau de concentration drastiquement baisser depuis que les écrans, le téléphone, la tablette, l’ordinateur sont entrés dans ma vie. Je me revois, il y a des années dans un appartement ensoleillé de région parisienne, passant des heures collée à mon livre que je dévorais. Je pouvais passer des après-midis entières plongée dans un texte, une fiction ou un essai sans le lâcher, en allant même, le livre à la main, me préparer un thé bien chaud dans la cuisine. Où est donc ce temps perdu ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Nous avons perdu du temps à vouloir en gagner grâce aux technologies de l’information et du numérique. Ce paradoxe du « progrès » est bien reconnu : la technologie nous permet de nous défaire de certaines tâches ingrates mais contrairement à ce que l’on pourrait croire, le temps ainsi gagné n’est pas investi dans des activités plus créatrices ou épanouissantes. On passe son temps à rien de bien constructif. C’est à partir de ce constat qu’Olivier Babeau a construit sont ouvrage, la Tyrannie du divertissement.

Résumé du livre

Olivier Babeau explore dans cet essai le rôle central du temps libre dans la reproduction des inégalités sociales et la montée en puissance du divertissement comme force aliénante. Contrairement à l’idée reçue selon laquelle les inégalités seraient uniquement économiques, il défend l’idée que la véritable fracture sociale se creuse dans la manière dont chacun utilise son temps libre.

Le temps libre : une conquête ambiguë

Historiquement, le temps libre n’a pas toujours eu la même signification. Babeau distingue trois grandes formes de loisirs :

1- Le loisir aristocratique, tourné vers le paraître et l’appartenance sociale, illustré par la vie de cour sous l’Ancien Régime.
2- Le loisir studieux, hérité de la skholè grecque, qui prône la discipline de soi, la culture et l’effort pour atteindre une forme d’excellence et de liberté.
3- Le loisir populaire, assimilé au divertissement pascalien, qui détourne de l’essentiel et enferme dans un présent perpétuel.

Babeau note que la sédentarisation néolithique a paradoxalement réduit le temps libre des hommes, tandis que les sociétés industrielles ont peu à peu restitué du temps de loisir aux classes populaires. Mais cette conquête s’est accompagnée d’un changement de sa nature : au lieu d’être un moyen d’émancipation, il est devenu un instrument de contrôle social.

L’inégalité cachée du temps libre

Les inégalités ne résident pas uniquement dans la répartition des richesses mais aussi dans la manière dont les classes sociales utilisent leur temps hors travail. Les élites enseignent à leurs enfants la discipline du loisir studieux, qui leur permet d’accumuler des compétences et du capital culturel. En revanche, les classes populaires sont absorbées par un divertissement omniprésent qui les éloigne du développement personnel.
Dans un monde où la compétition cognitive s’accroît, le capital intellectuel devient la clé de la réussite sociale. Ceux qui exploitent leur temps libre pour apprendre, créer et développer leurs compétences prennent une avance irrattrapable sur ceux qui se laissent happer par les écrans et les plaisirs immédiats.

Le divertissement comme aliénation

La promesse du progrès technologique était de libérer du temps, mais cette liberté s’est transformée en servitude volontaire. Au lieu de se réapproprier ce temps pour s’élever, la majorité s’abandonne aux sollicitations constantes des écrans et des réseaux sociaux. Ce phénomène crée une nouvelle forme d’ennui : non pas l’ennui fécond qui stimule l’imagination, mais un vide existentiel masqué par une hyperstimulation stérile.
Le travail, autrefois perçu comme une interruption du loisir, est aujourd’hui une échappatoire face à la tyrannie du divertissement.

Une bataille cognitive mondiale

L’auteur insiste sur la montée en puissance d’une « guerre des cerveaux », où seuls ceux qui développent une pensée critique et une discipline personnelle parviennent à tirer leur épingle du jeu. Le diplôme devient le nouveau titre de noblesse des élites, et la performance intellectuelle repose de plus en plus sur un entraînement dès l’enfance.
Cependant, cette liberté de choisir comment occuper son temps impose un coût cognitif énorme. Face à la multitude d’options, le repli vers le conformisme devient une tentation naturelle. Ainsi, le paradoxe de notre époque est que jamais nous n’avons eu autant de choix, et pourtant jamais nous n’avons autant fait la même chose que les autres.

Le naufrage de l’école et la montée des fractures sociales

L’école, autrefois vecteur d’ascension sociale, est aujourd’hui dépassée par l’ampleur du problème. Les inégalités ne naissent pas en son sein mais en dehors, dans l’usage du temps libre dès la petite enfance. Les écrans et les loisirs passifs ont un impact désastreux sur les apprentissages, notamment pour les enfants des milieux modestes.
Toutes les politiques éducatives peinent à compenser ces écarts. L’avenir des jeunes se joue donc moins à l’école qu’en dehors, dans leur capacité à se forger une discipline face à l’addiction au divertissement.

Olivier Babeau appelle à une réappropriation consciente du temps libre. Plutôt que de céder aux divertissements stériles, il propose de renouer avec un loisir exigeant, propice à l’épanouissement personnel et à l’émancipation. La bataille pour l’avenir ne se gagnera pas uniquement dans les écoles ou sur le marché du travail, mais d’abord et avant tout dans la manière dont chacun choisit d’utiliser son temps libre.

Mise en pratique

En tant qu’enseignante, je suis concernée par le constat de Babeau et son livre m’a permis de mettre un concept sur ce que je vis dans mes classes. En effet, j’ai de plus en plus le sentiment que la transmission n’est plus le cœur du problème et que l’échec ou la réussite scolaire se joue bien à l’extérieur et bien en amont de l’école. Je constate depuis quelques années que les classes sont de parfaits exemples de la société où les classes moyennes disparaissent. En effet, au début de ma carrière, les élèves très faibles étaient présents mais peu nombreux tout comme les élèves brillants. Mes efforts étaient concentrés sur ce « ventre mou » des élèves moyens qui pouvaient progresser quand on pouvait leur apporter méthodologie et connaissance. Aujourd’hui, les « moyens » ont presque disparus. Les élèves très faibles voire en total échec sont de plus en plus nombreux et, chose vraiment étonnante, les élèves brillants voire brillantissimes sont aussi plus nombreux. Les extrêmes s’accroissent et les écarts entre les deux s’accentuent. Je fais classe pour des élèves qui de toute façon sont perdus ou pour d’autres qui n’ont pas besoin de moi. Et d’après mes enquêtes auprès de ces élèves c’est bien ce qui se joue à la maison et en particulier dans les loisirs que proposent les parents qui font la différence. Notre système scolaire se paupérise et la volonté politique est clairement de créer une école à deux vitesses où ceux qui en ont le plus besoin seront les moins bien servis en terme d’enseignants compétents, de matériels pédagogiques ou d’ouvertures culturelles. D’ailleurs, cette dernier semaine de janvier 2025 est marquée par un évènement qui est sans doute passé sous les radars des journalistes : l’arrêt inopiné et immédiat du financement collectif du Pass culture. Celui-ci permet aux établissements scolaires d’emmener les élèves en sorties scolaires sans que le prix des billets d’entrée d’un musée par exemple ne plombe le budget de l’établissement. Jeudi le ministère a annoncé que les fonds alloués pour le reste de l’année scolaire seraient gelés à partir du 1e février et que tous les projets culturels qui n’auraient pas été validés avant vendredi soir 31 janvier ne seraient pas subventionnés. Panique à bord ! Mais surtout, nous sommes exactement dans ce que dénonce Olivier Babeau : comment compenser les écarts d’accès à des loisirs émancipateurs et non pas seulement du divertissement quand l’Etat fait de telles coupes budgétaires ?

Dans cette lutte post-moderne pour nos cerveaux, les armes ne sont pas égales et ne sont pas bien réparties. Les élites qui disposent des codes et des capitaux économiques, sociaux et culturels sont de plus en plus favorisés tandis que les plus modestes échappent aux chances de mobilités sociales parce qu’ils n’ont pas les clés pour comprendre le jeu vital dans lequel nous sommes entraînés. La partie de Jumanji a commencé …


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