La volonté de puissance et les héros imparfaits

Voici le second article de la série de cinq que j’ai prévu d’écrire sur la philosophie de Nietzsche et la littérature de jeunesse. Vous trouverez ici la première partie.

Aujourd’hui je vais tenter de faire un parallèle, peut-être audacieux, entre le concept de volonté de puissance chez Nietzsche et les héros de la littérature de jeunesse. En effet, dans cette littérature, la quête initiatique est centrale : ce sont des textes d’apprentissage, qui permettent aux esprits humains de s’identifier à un héros imparfait mais qui surmonte les obstacles avec courage et dépassement de soi. Ce sont les failles, les fêlures, les abandons qui sont importants, car les lecteurs cherchent à comprendre leurs propres faiblesses pour mieux les connaître et apprendre à vivre avec. Que ce soit Harry Potter affrontant le manque de ses parents, la peur de mourir, les deuils de ses amis, la solitude ou bien Lyra de A la croisée des mondes qui dans sa fragilité enfantine part à la recherche des mondes inconnus ou encore Ophélie dans les Fiancés de l’Hiver qui malgré ses maladresses et sa timidité sauve les Arches et son amour, ces héros incarnent une forme de volonté de puissance dans le sens nietzschéen. Non pas la domination brute d’un égo en mal de paraître mais l’affirmation de soi face à l’adversité.

La volonté de puissance, un concept trouble

Le concept de volonté de puissance est trouble dans l’œuvre de Nietzsche. En effet, elle apparaît surtout dans son œuvre posthume, éditée par sa sœur Élisabeth, dont la biographie n’est pas aussi limpide et moralement belle comme l’est celle de son frère, malgré la folie qui le prit. C’est surtout un concept qui a été maintes fois repris, transformé à toutes les sauces et surtout les plus aigres et les plus sombres. Il n’empêche, il fait partie de l’héritage du grand philosophe même s’il ne l’a pas totalement décrit.

Pour comprendre ce concept il faut se rappeler que Nietzsche fut avant tout un lecteur de Schopenhauer qu’il admira puis qu’il critiqua sévèrement quand il compris que le texte d’Arthur était l’exact opposé de sa philosophie du « oui » à la vie. Pourtant, la volonté de puissance a beaucoup à voir avec la Volonté d’exister de Schopenhauer. On peut aussi faire un parallèle avec le Conatus de Spinoza, l’effort de persévérer dans son être. Ces trois penseurs réfléchissent à cette force, intrinsèquement humaine, qui nous pousse, qui nous fait vivre, qui nous oblige à vivre, cet ethos, pulsion de vie que reprendra Freud. C’est bien plus que le Désir, c’est la flamme qui jamais ne s’éteint comme la chante Morrissey des Smiths

Pour Nietzsche, il y a en plus de cette force de vie, que Schopenhauer cherche à détruire, un but, car en allemand le concept est die Wille zur Macht, la volonté vers la puissance. C’est une force agissante qui possède un but en soi, un mouvement vers plus de soi :


« La volonté de puissance n’est pas un être, pas un devenir, mais un cheminement : elle est la cause première interne d’un monde toujours en mouvement. » La Volonté de Puissance (textes posthumes)


Une autre différence avec les deux philosophes qui ont précédé Nietzsche est que pour ce dernier, cette volonté est surtout un dépassement de ses
propres limites
:


« L’homme est quelque chose qui doit être surmonté. » Ainsi parlait Zarathoustra


Certains ont fait de cette idée un autre concept, celui de sur-homme et de là les imaginaires se sont enflammés et chacun s’est vu, dans un narcissisme de mauvais aloi, celui ou celle qui allait être ce héros ou cette héroïne d’au-delà de l’humain. Un Dieu ou une Déesse peut-être ? Il est fort peu probable que Nietzsche est pensé cela. Mais il est intéressant de rapprocher ce concept de volonté de puissance aux œuvres de jeunesse qui, me semble-t-il, apportent une vision plus juste et raisonnable de cette pensée si féconde.

A partir de cette très rapide présentation d’un concept philosophique, quels liens pouvons nous réaliser avec la littérature jeunesse ? A mon sens, ce n’est pas un lien « direct » : les jeunes héros des romans modernes ne cherchent pas à prouver leur puissance, nous ne sommes pas chez Marvel en Amérique. Au contraire, je dirais qu’ils tentent d’éprouver cette puissance et la volonté de la porter à travers les épreuves que leur quête les amène à traverser.

Harry Potter, un héros Nietzschéen ?

Harry vs. Voldemort : les deux facettes de la volonté de puissance

Ainsi, dans la saga Harry Potter de J-K Rowling, il apparaît que les deux héros, le jeune Harry et l’odieux Voldermort, sont deux faces, deux aspects de la volonté de puissance. En effet, Voldermort cherche la domination absolue, c’est une caricature de la volonté de puissance tournée vers la destruction et la manifestation totale de l’ego. Il est le Mal non pas parce qu’il fait ou fait faire, mais bien parce qu’il veut dépasser l’ordre du monde qui, même dans le monde magique, doit être soumis à des règles communes. Il est la représentation de la démesure, l’hybris grecque, celle qui mène les cités et les héros comme Achille vers la destruction. Ainsi, il veut contrôler son monde et celui des Moldus et surtout il veut s’affranchir de la mort par la création des Hoarcruxes, ces objets magiques où il a déposé une partie de son âme. Il n’accepte pas la condition humaine, ce qui est une forme de nihilisme passive selon Nietzsche.

Au contraire, Harry représente une face plus solide de la volonté de puissance, celle qui consiste à se dépasser, à aller au-delà de ses limites, de ses peurs qui sont pourtant fortes. De plus, Harry porte en lui une responsabilité morale humaine trop humaine, centrée sur l’amitié, l’amour filial, le choix d’une vie bonne. Tout au long de la saga sa crainte majeure est de mal agir et d’entraîner ses amis dans la sphère sombre où son attache avec le Seigneur des Ténèbres risque de le mener. Malgré les épreuves, que même ses plus proches amis comme le professeur Dumbledore lui font subir, il continue a accepter, non pas un destin qu’une prophétie renfermée dans un bocal ferait de lui, mais bien un « oui » à sa vie et à ses propres choix.

L’Übermensch et la quête du dépassement

Nietzsche décrit l’Übermensch (surhomme) comme celui qui crée ses propres valeurs et s’élève au-delà des morales établies. Dans Harry Potter, plusieurs moments peuvent illustrer cette dynamique de création et de dépassement. Ainsi, Harry, contrairement à Voldemort, accepte son passé tout en choisissant de ne pas être déterminé par lui. Il rejette la haine et le mépris transmis par sa lignée maternelle et par les Dursley. Cela montre sa capacité à transcender les valeurs qui lui ont été imposées. Nietzsche soutient que les épreuves permettent de se transformer et de devenir plus puissant. Harry subit une série d’épreuves (le Tournoi des Trois Sorciers, la perte de ses proches comme Sirius ou Dumbledore, etc.) qui le forcent à devenir plus résilient et à affirmer sa liberté dans un monde oppressif.

L’affirmation de la vie et la condition humaine

Nietzsche s’oppose au nihilisme, qu’il avait pourtant tant aimé dans ses premières lectures de Schopenhauer pour se rendre compte finalement que cette philosophie qui nie la volonté de vivre est mortifère. Dans la saga de J-K Rowlings, Voldermort représente ce nihilisme passif qui consiste à promouvoir la mort comme un bien suprême et à défendre la violence et l’agressivité. Ce nihilisme est d’ailleurs extrême car si Voldermort refuse sa propre mort en cherchant par tous les moyens une immortalité artificielle, cette quête le déshumanise totalement : il n’est plus qu’un être difforme et grotesque qui doit faire le mal (comme par exemple se nourrir du sang des licornes) pour vivre une vie qui n’est pas une vie humaine. Au contraire, Harry accepte totalement la mort et peut même être un exemple de l’amor fati nietzschéen, l’amour du destin quand, dans les Reliques de la mort, il marche presque serein vers son destin, vers sa propre mort, dans la Forêt interdite. Il a compris qu’il devait mourir pour faire disparaître le lien qui l’unit au Seigneur des Ténèbres et ainsi le détruire lui aussi. Harry est capable de dire « oui » à la vie y compris dans toutes ses limites et ses épreuves sans se départir de son humanité et de ses sentiments pour sa famille et ses amis.

Bilbo le Hobbit, un anti-héros qui se dépasse

Essayons à présent de faire ce même travail avec le Hobbit de J.R.R Tolkien. Ce texte était à l’origine destiné à la jeunesse, tandis que le Seigneur des Anneaux avaient une vocation plus universelle. De ce fait, le personnage central Biblo Baggins (Sacquet en Français) ne correspond pas aux archétypes du héros : il est petit, les pieds velus, ce n’est pas un magicien ni un guerrier, il est un trouillard qui aime son confort matériel et sa routine. Pourtant, il va être embarqué dans une aventure magistrale où il montrera toute l’étendu de ses talents et de son courage.

Du hobbit anodin au héros affirmé : le dépassement de soi

La volonté de puissance, telle que l’entend Nietzsche, ne désigne pas simplement un désir de domination ou de force brute, mais une dynamique de transformation et d’affirmation de soi qui passe par l’acception grandiose de la vie telle qu’elle est. Bilbo, au début de son aventure, est l’incarnation même du conformisme et de la docilité. Il vit dans une routine douillette, dans une existence qu’on pourrait qualifier de « bourgeoise », loin des tumultes du monde. Il n’est pas taillé pour l’aventure et ne la recherche pas. Il se contente de son destin car celui-ci lui convient parfaitement.
Pourtant, lorsque Gandalf et les nains viennent le solliciter pour une aventure qu’il n’a pas cherchée, Bilbo est confronté à un dilemme : rester dans son confort rassurant ou se risquer dans un monde hostile et imprévisible. Il choisit de suivre les nains car, peut-être, il sait en son for intérieur que la vie est autre chose qu’une maison tranquille et des voisins vigilants. Son acceptation progressive de cette aventure peut être vue comme un premier pas vers un dépassement de soi, un refus de la stagnation.

Tout au long du récit, Bilbo se transforme : de simple spectateur des événements, il devient un acteur décisif, usant de ruse, de courage et d’intelligence pour triompher des épreuves qui se dressent devant lui. Il affronte des gobelins, déjoue les énigmes de Gollum, vole la coupe sous le nez de Smaug. Cette évolution n’est pas tant une « prise de pouvoir » qu’une affirmation de soi et une création d’un nouveau Bilbo, capable de naviguer dans un monde qu’il aurait jadis fui. Il est également le créateur de ses propres valeurs, fondée encore une fois sur l’amitié et l’entraide même auprès de personnes qui lui sont étrangères.

Le refus du confort bourgeois : un thème nietzschéen

Pour Nietzsche, la stagnation dans le confort et l’absence de lutte sont synonymes de déclin. Dans Ainsi parlait Zarathoustra, il oppose le dépassement de soi à la passivité du « dernier homme », cet individu qui ne cherche plus ni grandeur ni aventure, préférant la sécurité au risque, l’habitude à la création.
Bilbo, au début du roman, est justement ce dernier homme : un héritier d’une vie tranquille, qui trouve satisfaction dans de petits plaisirs immuables. Mais son voyage brise cet état de fait. Il se libère peu à peu de la peur, du besoin de conformité, et accède à une forme de création de soi. C’est par le mouvement, la marche chère à Nietzsche, que se produit cette transformation, cette alchimie. La compagnie marche et c’est alors que les liens se créent, que la parole circule avec les idées et les rires. Le but c’est le chemin… c’est par le mouvement du corps qui entraîne l’esprit que l’on peut se défaire de son confort tant physique qu’intellectuel, de ses idées préconçues et autres clichés qui biaisent notre vision du monde. Biblo accepte de laisser tout cela derrière lui et il est entraîné vers une aventure qui le rend différent de ce qu’il était mais qui le rapproche de ce qu’il doit être.
Lorsqu’il rentre enfin chez lui, Bilbo n’est plus le même. Il a vu, il a appris, il a combattu. Il a renoncé à une certaine insouciance et au respect des conventions sociales (comme le montrent les réactions de ses voisins à son retour). Il est, en un sens, devenu un surhomme nietzschéen : non pas un tyran ou un guerrier, mais un individu qui s’est forgé lui-même au contact de l’adversité.

La lecture de Bilbo le Hobbit à travers la volonté de puissance met en lumière l’aspect initiatique du roman. Bilbo incarne une transformation qui résonne avec les idées de Nietzsche sur le dépassement de soi et le refus de la stagnation. Son aventure est celle d’une affirmation progressive de son potentiel, un parcours qui le conduit de la passivité à l’action, du conformisme à la création de soi. Plus qu’un simple conte, Bilbo le Hobbit peut ainsi être vu comme une métaphore du cheminement personnel que chacun doit entreprendre pour devenir pleinement lui-même.

Un thème universel dans la littérature jeunesse

Ce thème de la volonté de puissance se retrouve dans d’autres textes pour la jeunesse, avec à chaque fois un point commun : le dépassement de soi comme possibilité de devenir soi-même. Que ce soit Percy Jackson qui comprend son identité de demi-dieu et l’accepte grâce aux épreuves ou Lyra des Royaumes du Nord qui résiste aux structures oppressives comme l’Église pour créer son propre monde, donc son propre sens, ces héros en charge d’une quête initiatique sont de formidables représentations de ce qu’écrit Nietzsche dans son œuvre. La volonté d’être, la puissance d’agir pour se transformer et transformer le monde, au contraire des adultes qui sont statiques car ils pensent avoir trouvé leur « être ». Mais ils se trompent, car ces romans peuvent être lus à tous les âges et la quête n’est vraiment jamais terminée. Devient-on un jour soi-même totalement ? Cette question, essentielle à l’existence humaine, trouve un écho particulier dans ces récits où les personnages n’ont de cesse de se redéfinir et d’embrasser leur propre devenir.


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