Esclaves connectés, libres comme jamais ?

« Jamais nous n’avons été aussi libres que sous l’occupation allemande » Jean-Paul Sartre, La République du silence

Cette citation célèbre est un paradoxe. En effet, comment les Français de 1940 auraient-il plus être libres alors que la défaite militaire avait conduit le pays au désastre politique et sociétal et que le Nord vivait sous l’occupation effective, visible et lourde de la Wehrmacht ? Pourtant, Sartre a bien raison : cette contrainte absolue conduisait chacun, dans son for intérieur et sa propre responsabilité, à faire des choix individuels qui sont devenus des choix politiques. Collaborer ? Résister ? Survivre et laisser faire ? Sauver des Juifs ? Faire du marché noir ? Autant de choix, de possibilités qui s’offraient totalement aux vies de cette période troublée. Obéir et se soumettre ou refuser la défaite ? C’étaient là des libertés que le peuple français n’avait pas eu depuis longtemps. Sommes nous donc plus libres en temps de guerre et sous un régime autoritaire et raciste ? C’est ce paradoxe que pointe le philosophe.
Et si la phrase de Sartre était de nouveau d’actualité ?

Une liberté sous contrainte

Nous vivons sous occupation, non pas d’une armée étrangère mais de plusieurs idéologies dont les projets communs sont la mainmise sur nos cerveaux. Nous n’avons jamais été aussi libres, en ce premier tiers du XXIe siècle, de choisir nos vies et pourtant nous n’avons jamais été autant les esclaves des technologies et de ceux qui les façonnent pour créer un monde toujours plus inégalitaire, moralisateur et réactionnaire. De ce fait, je doute depuis très longtemps, de la première sorte de liberté ; nous ne choisissons pas nos vies ni qui nous sommes ni avec qui nous vivons ni ce que nous faisons de notre temps. Tous ces paramètres sont de plus en plus conditionnés par une société qui, pourtant, se défait de plus en plus des modèles anciens où les collectifs (familles, clans, communautés, religions, idéologies politiques structurées, syndicats, emplois…) organisaient les existences du berceau à la tombe. Ce sont d’autres modèles qui existent, toujours plus sectaires et violents, fondées sur les apparences produites par les écrans, le cinéma propagandiste, les réseaux sociaux, les médias en tout genre. Ainsi, le modèle parfait est celui d’une vie de labeur où le travail est la valeur centrale et où la vie de l’individu se fond avec celle de sa famille, la progéniture étant devenue le marqueur de la réussite sociale. Hétérosexualité, monogamie, parentalité, salariat, propriété privée, argent, domination, exploitation, productivité, efficacité. C’est cela que j’appelle l’occupation moderne : nous sommes occupés à créer se modèle unique et nos esprits sont occupés par cette réussite de carton pâte.

Nos corps et nos esprits sont occupés par une armée de bien-pensants qui jugent en fonction de ces critères là. Une nouvelle inquisition pointe son nez, elle a déjà pris ses quartiers aux États-Unis. Nous sommes tous alertés par ce qui advient et les fils d’actualité sont pleins de la peur épileptique que nous ressentons à l’approche de la nouvelle Bête noire. Faut-il rester paralysé par cette peur ? Choisir l’obéissance qui bien souvent est inconsciente comme l’appât des écrans qui nous font nous enfoncer encore plus profondément dans la déliquescence ? Ou bien résister et choisir une autre vie ? Éteindre la télévision, couper le téléphone portable, lire des livres, écouter de la musique, aller au spectacle, aller au musée, se balader dans la nature, inviter des amis, acheter dans des boutiques réelles et à côté de chez soi : voilà autant de gestes qui deviennent de plus en plus des actes de résistance. La résistance est une désobéissance non pas passive mais active qui nous permet de nous retirer des caméras omniprésentes du contrôle social et de la surveillance des uns envers les autres. Nous avons le choix, nous avons toujours eu le choix… mais qui est capable vraiment de mettre en œuvre cette vie là ? Il faut une sacrée dose de courage pour affronter les regards despotes et méprisants de la foule qui embrasse la modernité avec un large sourire, sans comprendre qu’elle devient le matériau d’un nouveau Soleil vert.

La nouvelle morale oppressive

Mais il existe une autre occupation, la nouvelle loi morale qui créé une contrainte d’autant plus forte qu’elle est nouvelle. La liberté est une épreuve et celle-ci devient très ardue dans le climat social et idéologique où certaines opinions deviennent intouchables, sous peine d’exclusion. La cancel culture repose sur un principe simple : disqualifier publiquement ceux qui sortent du cadre idéologique dominant. Sartre, qui voyait la liberté comme l’affirmation de soi contre l’opinion générale, aurait sans doute perçu cette dynamique comme une nouvelle forme de conformisme. Aujourd’hui, affirmer une pensée critique sur certains sujets (genre, immigration, colonialisme, etc.) peut valoir une mise au ban immédiate, rendant l’expression publique périlleuse. Loin d’être un débat d’idées, ce phénomène pousse à l’autocensure. Comme sous l’Occupation, où parler trop fort pouvait être dangereux, on assiste à un climat où il faut peser chaque mot, non pas sous la menace d’une arrestation, mais sous celle du lynchage médiatique et social.

De même, la question écologique est fondamentale mais on sent qu’elle tend de plus en plus à devenir un nouveau dogme qu’il devient hérétique de critiquer. La liberté, surtout dans un monde sous contrainte, consiste à pouvoir critiquer toutes les pensées et tous les actes et à questionner tous les impératifs moraux que certains jugent nécessaires d’imposer. Aujourd’hui, refuser certaines solutions proposées au nom de l’urgence climatique (exemple : les restrictions énergétiques drastiques, la taxation punitive) expose à des accusations d’irresponsabilité, voire de négationnisme écologique. Comme sous l’Occupation allemande, la liberté doit nous permettre de ne pas forcément adhérer au discours dominant sans pour autant craindre les représailles, d’autant plus si ce discours « semble » juste. La violence des représailles d’hier était sans doute plus choquante que celle d’aujourd’hui mais cette dernière fait d’autres dégâts. Se pose alors la question : sommes-nous libres de penser l’écologie autrement, ou simplement soumis à un consensus inquestionnable ? Comment résister à cette morale qui nous explique ce qui est bon pour nous ?

Le Bien n’est en rien universel car comme l’explique Spinoza, ce qui est bon pour nous n’est pas ce que nous désirons mais c’est ce que nous désirons qui est bon pour nous. Face à cette oppression qui ne dit pas son nom, je propose de retrouver l’essence de la liberté collective, celle qui fut déjà expérimentée, celle de l’anarchie, la vraie, qui consiste à se donner collectivement des règles et des lois non pas en passant par la médiation de représentants ou de portes-paroles, mais par l’action politique de tous. Créons de petites entités locales où ceux qui y vivent sont ceux qui participent à la vie politique et qui décident ensembles de ce qui est bon ici et maintenant.

La liberté d’aujourd’hui exige le même courage qu’hier

Jamais nous n’avons été aussi libres qu’aujourd’hui. Mais cette liberté fait peur à une large majorité qui préfère retrouver les apaisants colliers de la servitude, sous une multitude de formes. Le conformisme social n’a jamais été aussi fort qu’aujourd’hui. Et le plus ironique est qu’il faut paraître en dehors des normes pour tout au contraire être réellement dans le moule. L’exemple typique est la fulgurance des tatouages sur les corps éparpillés des contemporains avides de narcissisme. Et puis il y a ceux qui se défont : ils lâchent les liens, ils vivent de peu, ils se contentent d’une autarcie bienvenue. Ceux là ne le crient pas sur les toits, car ils ont choisi l’invisibilité quand tout dans notre monde beugle au scandale quand on n’est rien sur les médias et les réseaux sociaux. Le choix d’aujourd’hui n’est pas plus facile que celui d’hier mais nous savons que l’occupation ne pourra qu’être éradiquée, par elle-même sans doute quand les cerveaux humains seront enfin vides et poisseux de leurs bêtises accumulées. Et comme beaucoup de personnes durant la Guerre, nous luttons avec nos propres armes contre nous-mêmes : seuls les héros sont capables de sacrifices et aujourd’hui comme hier il faut être dépossédé d’égo pour choisir la liberté positive contre une liberté qui cache une forme de nihilisme. Comme sous l’Occupation, l’adhésion aux normes dominantes est récompensée, tandis que la dissidence est sévèrement sanctionnée, non par l’État, mais par la société elle-même. Sartre nous rappelle que la liberté n’est pas donnée, elle se conquiert. Aujourd’hui, être libre signifie oser penser contre, oser interroger ce qui semble aller de soi. Comme en 1943, la vraie question est donc : avons-nous encore le courage de l’être ?


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