Dans notre société post-moderne, nous avons une furieuse tendance collective à hiérarchiser nos relations, nos sentiments et à étiqueter, à mettre dans des cases. Pour beaucoup, les relations amoureuses sont plus importantes, dans nos vies, que les amitiés. Il y a d’ailleurs à ce sujet des injonctions particulièrement prégnantes comme celles de se mettre en couple et de fonder une famille. Or, on voit bien qu’une société fondée uniquement sur des relations dites « amoureuses » tourne à la catastrophe, car en fait d’amour, pour la plupart d’entre nous, ce sont plutôt des attachements que nous créons.
L’Illusion des Relations Amoureuses : Attachements et Dépendances
Bien plus que de véritables sentiments amoureux, qui sont capables de s’effacer devant la volonté ou les désirs de l’autre, nous entretenons des dépendances affectives, que ce soit avec nos compagnes et compagnons qu’avec nos progénitures. L’exemple type est l’incapacité que nous avons, pour une grande majorité d’entre nous, de laisser aller l’autre, que ce soit nos enfants ou nos amours : nous nous sentons propriétaires de leurs corps comme de leurs esprits et, dans l’imaginaire collectif, nous devons passer avant tout dans leurs vies. Ceci n’est pas de l’amour, c’est de l’attachement. C’est pour cela que ces relations nous font souffrir, immanquablement, quand la personne « aimée » évolue ou que la situation change ou que nous-mêmes prenons un chemin divergent.

Le problème de ces attachements, c’est que nous pensons vraiment qu’ils seront les mêmes pour l’éternité, que ce qui a fait sauter notre pauvre petit cœur le jour de la rencontre sera identique à la fin de notre vie. Nous imaginons une relation idéale et idéelle, telle que nous la vivons dans notre tête, telle que notre cinéma intérieur, bien souvent produit par des images venues de l’extérieur, de la société, et nous l’imaginons ad vitam æternam. Or, dans ce monde, rien n’existe en soi et pour soi, aucun lien ne peut durer toute une vie, il faut absolument danser avec le flux des choses du monde au risque de se perdre et de souffrir. Et dans les relations humaines, cela veut dire danser deux fois : savoir se mouvoir avec son ou sa partenaire et savoir danser en solo. C’est un peu comme les mouvements des astres, de la terre, de la lune et du soleil. Il faut savoir créer une danse synchronisée où notre propre mouvement vient se fondre dans un duo avec un autre astre.
C’est ce que dit très bien l’acteur Fabrice Luchini dans une interview en 2007, dans Vie privée vie publique animé par Mireille Dumas :
« C’est immense le problème du couple ! Le couple dans le mauvais côté, c’est pour se fuir soi. C’est-à-dire, l’individu totalement incomplet cherche dans l’autre la complétude. C’est-à-dire en gros, un couple, c’est deux individus pas finis qui inventent un troisième individu qui est le couple. Alors ils ne savent pas qui ils sont, mais ils sont quelqu’un, puisqu’ils sont le couple. »
Plus loin dans la séquence, il rajoute : « Le couple, ce sont deux individus qui ne font qu’un… mais lequel ? »
Les Leçons de la Philosophie : Éros, Philia, Agapè
Si on reprend la traditionnelle division sémantique grecque autour de l’amour, on trouve trois termes qui désignent l’amour : éros, philia, agapè. On a l’habitude de traduire ces mots par : amour (avec sexualité), amitié et amour du prochain, compassion infinie. Dans cette acception, ces trois termes sont aussi les barreaux de l’échelle qu’il faut gravir pour atteindre la « vie bonne » : passer de l’amour des corps (éros – le Désir) à l’amour des esprits (philia – amitié) pour atteindre la sagesse de l’amour total des êtres dans laquelle les deux autres se fondent au final. Ainsi, selon la tradition philosophique classique, ce que nous mettons en haut de notre pyramide sociétale, l’amour comme désir et donc comme manque, ne serait que le premier échelon dans une vie sage. Notre modernité se trompe donc.

C’est aussi ce que nous disent les textes bouddhistes où le désir n’est pas nié, comme il le sera dans le christianisme héritier du platonisme, mais où il faut savoir le contenir et le rendre juste pour atteindre l’éveil. C’est ce désir-attachement qui, par exemple, pousse Anakin Skywalker, apprenti Jedi dans Star Wars, à épouser Padmé et ainsi à précipiter sa chute vers le côté obscur de la Force. Car c’est son attachement et non un amour détaché d’égoïsme qui lui fait craindre pour la vie de sa belle et ainsi aller chercher auprès de Palpatine des solutions illusoires pour conserver à jamais ce lien. De ce fait, pour les philosophies, le désir n’est pas l’amour car il adhère par trop aux corps et aux émotions, et ces plaisirs peu maîtrisés par la majorité d’entre nous nous éloignent d’une vie heureuse qui serait alors tempérée. Les affres des siècles monothéistes où le désir a été réprimé nous poussent aujourd’hui, au contraire, dans un mouvement de balancier que l’Histoire humaine connaît parfaitement, à surinvestir ce thème en croyant qu’il serait l’alpha et l’oméga de nos relations humaines.
L’Amitié, un Amour Sous-Estimé
Il me semble, du moins c’est ce que je retire de mon demi-siècle de vie, que l’on a trop tendance à faire passer les sentiments amoureux avant les sentiments amicaux. Ainsi, quand on est en couple, il est vite fait de laisser de côté ses ami.es qui auparavant faisaient le sel de notre quotidien. On se concentre sur la nouvelle relation en oubliant de faire vivre les autres astres de notre galaxie. De même, il m’apparaît que l’on peut souffrir tout autant d’une rupture amicale que d’une rupture amoureuse. Et la trahison en amitié est tout aussi difficile que la trahison amoureuse. Je suis en train de vivre une telle trahison et j’avoue que je ressens ces jours-ci les mêmes tourments de jalousie que lors d’une rupture plus conventionnelle. Comme en amour, nous créons des attachements et des possessions amicales où d’ailleurs se jouent bien plus que de simples relations physiques.
On place dans l’amitié beaucoup plus de soi-même, car en amour, les jardins secrets sont légion et, pour ne pas risquer de perdre un lien que la société nous fait croire comme primordial, nous mentons tous plus ou moins consciemment sur ce que nous sommes. En effet, le célibat étant stigmatisé, il faut tout faire pour conserver ce que nous obtenons de haute lutte : une relation amoureuse ! Et pour cela, nous ne prenons aucun risque et bien souvent nous éliminons de notre personnalité ce qui pourrait être désagréable à vivre pour le ou la partenaire. On cache, on dissimule et quand ce n’est plus supportable et que les masques tombent, certains couples se séparent et ceux qui réussissent à traverser ces miroirs peuvent reprendre un bout de chemin commun. En amitié, je trouve que ces dissimulations sont beaucoup moins étendues, car ne s’y jouent pas les mêmes risques.

Pleurer une amitié, c’est comme pleurer le décès d’un animal de compagnie : cela ne compte pas pour la plupart de nos contemporains, c’est anecdotique, cela passera. Les chagrins d’amour sont plus dignes que les chagrins d’amitié. Pourquoi ? Il me semble que l’amitié est bien plus digne de considération que les fugaces entrelacs amoureux. D’ailleurs, cette affirmation est de plus en plus partagée, car on voit des « couples » d’amis qui finalement vivent ensemble. Contrairement à Éros, l’amitié ne comble pas un manque, mais au contraire semble parfaire une vie bonne. Nous ne sommes pas dépendants, car la plupart du temps nous sommes égaux dans une relation amicale. Surtout, nous ne fusionnons pas dans un « couple » qui tenterait de faire « un », et chacun peut conserver son individualité et même, quand l’amitié est riche, la voir s’épanouir dans des échanges où on reste soi, sans porter un masque sociétal quelconque
Vers un Équilibre des Relations Humaines
Bref, il faudrait retrouver un certain équilibre dans cette hiérarchisation des relations humaines et donner plus de place et donc de valeur aux amitiés, qu’elles soient vieilles, enfantines ou plus récentes. Il ne faudrait pas non plus minimiser les pertes amicales, car nos ami.es sont des miroirs, une réelle altérité, plus féconde il me semble que tous les amours passagères ou pérennes que nous vivons. Nos amitiés consolident nos personnalités, tandis qu’Éros, dans sa dictature, nous pousse à être autre que nous-mêmes pour ne pas risquer de perdre l’objet convoité et qui nous manque.
En savoir plus sur Bisogna Morire
Abonnez-vous pour recevoir les derniers articles par e-mail.