Malville empochée : chronique d’un village oublié dans la guerre

Ce 8 mai 2025, la commune de Malville a fêté les 80 ans de la Libération. Mais ici, cette fête a une saveur particulière, car on fête la libération de la Poche de Saint Nazaire. Les cérémonies ont été nombreuses et continuent ce dimanche 11 mai, date officielle de la fin de l’occupation allemande de la zone de Saint Nazaire, dans un champ à Bouvron.

Pour l’occasion, l’association Bouillon de Cultures, a réalisé une exposition qui raconte la guerre et la vie quotidienne des « empochés ». Les membres de l’association ont, depuis plusieurs années, récolté les témoignages de ceux et celles qui ont vécu ces quelques mois terribles. Une théâtralisation de ces textes souvenirs par la compagnie Colin Muset a été proposée aux habitants.

Je vous propose aujourd’hui un petit récit, tiré de cette exposition, pour se souvenir et comprendre cette époque.

Vivre empoché·e : le quotidien oublié des habitants de Malville dans la Poche de Saint-Nazaire (1944-1945)

Il y a des victoires qui se racontent. Et puis il y a les silences.
 Au milieu de la liesse qui accompagna la libération de la France en 1944, certains coins du pays restèrent suspendus dans l’histoire, enfermés dans un temps immobile : les fameuses « poches de l’Atlantique », ces territoires tenus jusqu’au bout par les troupes allemandes. Malville, petit bourg paisible de Loire-Inférieure, fut pris dans l’une des plus vastes, la Poche de Saint-Nazaire.
Mais plus encore que l’histoire militaire, ce sont les récits du quotidien qui frappent. Comment vivre quand on est assiégé·e dans son propre village, bombardé·e par ceux censés vous libérer, surveillé·e par une armée ennemie affamée, et livré·e à soi-même pendant neuf mois.

Avant la Poche : la guerre ordinaire des gens simples

Comme ailleurs, la guerre débute à Malville le 2 septembre 1939 par le tocsin de l’église. Pierre Guérin, tambour et garde champêtre, annonce la mobilisation. Environ 150 Malvillois partent pour le front. Certains ne reviendront jamais. Jean David, matelot canonnier, meurt à Dunkerque ; d’autres tombent en captivité pour de longues années.

« Mon père est parti avec d’autres soldats vers le Nord : Dieppe, Calais. Très rapidement prisonnier, il est emmené en Allemagne. Il ne reviendra que six ans plus tard. Ma mère n’avait que 25 ans avec un bébé dans les bras. »Josette Couvrand née Lucas

Dès 1941, les bombardements de Saint-Nazaire puis de Nantes jettent des milliers de réfugiés sur les routes. À Malville, 400 personnes sont accueillies. On pousse les murs. On partage le pain. On accueille.

« Grâce aux réfugiés de Saint-Nazaire, on a pu avoir un boucher. Il débitait les veaux tous les vendredis matin. »Mme G…

« Nous avons été hébergées au Plessis. J’allais travailler aux champs avec Marianne. Il y avait beaucoup de solidarité entre tout le monde. »Jeannine Belin, réfugiée de Saint-Nazaire

L’instant où tout bascule

Le 6 juin 1944, les Alliés débarquent en Normandie. La libération progresse rapidement, Nantes est évacuée par les Allemands le 12 août. Mais Hitler ordonne la création de forteresses, notamment autour des ports stratégiques. Saint-Nazaire devient l’une d’elles.

C’est entre les 7 et 8 août 1944 que tout change. Les troupes allemandes en déroute se réorganisent et s’installent à la hâte sur une ligne défensive passant par Fay-de-Bretagne, Malville, Cordemais, jusqu’à la Loire. À l’est, les Américains et les F.F.I. ferment la nasse. Le bourg de Malville se retrouve « empoché ». Isolé du reste de la France, mais pas de la guerre. La ligne passe parfois à quelques centaines de mètres des fermes.

« Soudainement, les soldats allemands se regroupent entre Fay et Malville. Puis un jour, à 10 heures du matin, les habitants sont priés de quitter les lieux avant 16 heures. C’est la panique. »Marie G., 13 ans en 1944

Manger, se chauffer, survivre

La vie s’organise alors selon les lois de la survie. Il faut partager l’espace, parfois une seule pièce, entre deux ou trois familles déplacées. Il faut nourrir les soldats allemands, qui réquisitionnent bêtes, charrettes, bras, mais aussi se nourrir soi-même, en puisant dans les modestes ressources agricoles : pommes de terre, pain, parfois un peu de viande.

« Le principal souci est le ravitaillement. Heureusement la campagne offre encore ses ressources. Mais il y a aussi les relogements à effectuer pour celles et ceux dont les maisons sont détruites. »Carnet de la Croix-Rouge de Malville

Des villages entiers sont évacués, parfois à plusieurs reprises. Des familles se déplacent d’étable en grange, d’un bout de bois à une cave obscure. Chacun se construit un abri de fortune. L’hiver 1944-1945 est glacial. Il faut couper du bois, en risquant sa vie.

« Louis Jallais, sur le point de se marier, a été tué en faisant du bois. »Fernand Grière

Les bombardements : mourir de la libération

Dans cette guerre immobile, les bombardements deviennent l’ordinaire. Ce ne sont plus les soldats ennemis qui tuent, mais les bombes alliées, souvent « à l’aveugle ». C’est un avion surnommé le « coucou », un petit Piper américain, qui précède les tirs. Lorsqu’il passe, les Malvillois se terrent.

« Quand le petit avion passait au-dessus de nos têtes, on savait que c’était fini. Il suffisait qu’il fasse demi-tour et ça tombait. »Mme G…

Ironie tragique : les libérateurs, cherchant à frapper les positions allemandes, causent plus de pertes civiles qu’ennemies. Douze Malvillois mourront ainsi, dont des jeunes femmes comme Yvette Fourage, tombée devant sa maison, ou des anciens, comme la grand-mère de Jeanne Maillard, ensevelie sous les décombres alors que ses petits-enfants venaient habituellement se réfugier chez elle.

« Nous aurions dû être cachés sous la table, comme d’habitude… là où l’obus est tombé. »Annick Maillard, épouse Droneau

« Le jeudi 7 octobre 1944, Alphonsine Leblond est mortellement blessée par un éclat d’obus en mettant son linge à sécher. Ce sera la 1ère victime civile. »Claude Bioret

« Le 20 décembre, ma sœur Yvette a été tuée à 3 mètres de moi, fauchée par un éclat. Nous sentions le danger. Nous avions l’habitude. »Claudette Guinel

Certaines scènes témoignent de l’absurde brutalité de la guerre : un moulin détruit parce que ses ailes tournent trop vite, le clocher de l’église frappé par un obus, ou encore des enterrements bombardés en plein cortège.

« Le clocher de l’église a été frappé en avril. Il y avait un trou béant, la voûte écroulée. On aurait dit que même le ciel s’était effondré. »Claude Bioret

Solidarités rurales et entraides muettes

Pourtant, malgré l’angoisse et la désolation, la solidarité ne flanche pas. Les habitants s’entraident, hébergent, ravitaillent. Des jeunes femmes, des institutrices, des religieuses, des paysans, deviennent secouristes de la Croix-Rouge, transportant les blessés sur des brancards bricolés avec des vélos.

« Il y avait une fourgonnette Renault cachée derrière des fagots pour échapper aux Allemands. Elle a fini par servir d’ambulance. »
 Carnet de la Croix-Rouge

On continue, malgré tout, à faire l’école, à vendanger, à faire du beurre. La guerre n’arrête pas les saisons. C’est un quotidien digne, rugueux, obstiné, parfois presque absurde. Ainsi ce moulin à vent, celui de Jochegrolle, dont les ailes se mettent à tourner follement un soir de tempête. Le frein cède. Les étincelles s’en mêlent. Le moulin brûle sous les yeux du meunier à jambe de bois.

« Ce sont les ailes, enflammées, qui tournaient dans le ciel, comme un feu de fin du monde. »Fernand Grière

Les convois de la Croix-Rouge, enfin autorisés, apportent du sucre, du café, du pain, des douceurs oubliées.

« Les enfants ignoraient le goût du chocolat. »Archives de la Croix Rouge

L’hiver 1944-45 est rude. Il neige quinze jours d’affilée. Il faut couper du bois sous la menace des obus. Un fiancé meurt en bûcheronnant. Les animaux tombent sous les éclats. Les greniers sont transformés en abris. On creuse des tranchées pour les familles. On dort dans des poulaillers. On vendange quand on peut.

« J’ai couru, je suis tombée dans un trou qui était encore chaud. Je ne suis jamais retournée au Brizay. »Mme G…

Une libération discrète

Le 11 mai 1945, la Poche tombe. Les troupes allemandes capitulent à Bouvron. Pas de foule en liesse ici. Juste des survivants éreintés, des maisons éventrées, et des enfants qui peuvent retourner à l’école.
Mais l’histoire officielle, celle des dates, des drapeaux, des grands discours, n’a jamais vraiment parlé d’eux.

« On mourait des bombes des libérateurs, pas des Allemands. On était comme oubliés. »
 Témoignage collectif

Devoir de mémoire

Rien n’a été tout à fait comme avant. Certains ne sont jamais revenus. D’autres n’ont plus jamais reparlé. La mémoire, à Malville, est faite de silences. Mais aussi de ces phrases simples qui résistent à l’oubli :

« Je ne me souviens pas d’avoir manqué de nourriture. Mais j’ai toujours eu peur. »
 Jeannine Belin

On les a appelés les « empochés », comme si c’était une anecdote. Mais ces gens ont vécu neuf mois de guerre totale, dans l’ombre de la Libération. Leur mémoire ne tient pas dans les grandes fresques historiques, mais dans les gestes répétés, les silences, les conserves rangées sous l’escalier, les charrues réparées au milieu des obus

Ce fut une guerre silencieuse, une guerre par effacement, où les noms des villages rasés importaient peu aux stratèges. Mais grâce à ces récits, les « empochés » sortent enfin de l’ombre.

Articles de la presse locale sur les cérémonies du 8 mai à Malville :

Le Chemin de la mémoire de la poche de Saint-Nazaire, prend pied à Malville

« L’obus tombe et les tue » : ils ont raconté leurs souvenirs de la Poche de Saint-Nazaire

Malville. La commune se souvient de la poche de Saint-Nazaire



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