Librairies

Il y a dans les librairies un souffle d’aventure qui traverse le monde. C’est là que se rencontrent tour à tour les émotions les plus humaines, pures ou martyrisantes, que se cachent les secrets les plus poignants et les morts les plus écœurantes. Tout cela rassemblé dans leurs rayonnages de bois, car une librairie ne saurait disposer d’autre chose que d’étagères de bois sombres ou clairs, jamais de métal ou de plastique. Il s’agit de livres, c’est-à-dire des relents du monde, d’un monde utopique car passé et presque oublié, et les matériaux de la modernité et du progrès ne peuvent y avoir leur place. Mais enfin, je verrai bien si cela est vrai. Car je voudrais faire le tour des librairies que j’ai rencontré, comme des êtres, mes amants, que j’ai côtoyés.

de l’avantage des librairies sur les bibliothèques


Les librairies ont cela de merveilleux, bien plus que les bibliothèques, qui sont pourtant des lieux de pur délice car renfermant la totalité du monde écrit, les possibilités infinies de lecture même celles que l’on n’espérait pas, qu’elles sont l’interface de l’avoir. La librairie possède toujours un comptoir où il faut payer les livres, mais à la fin, ces livres sont nôtres. Il ne s’agit pas de partage, comme dans la bibliothèque où l’on peut parfois rencontrer entre les pages les remugles malodorants d’un lecteur antérieur, qui aurait laissé un bout de lettre puant la cigarette froide ou une carte postale tâchée comme marque-page raté puisque non seulement oublié mais témoin d’une lecture inachevée. Le livre est à nous, avec tout ce que cela comporte d’égoïsme, d’individualisme culpabilisant en ces temps où l’on nous faire croire que l’être est supérieur à l’avoir. Le livre pourra faire partie de notre propre collection, entrer à son tour dans notre bibliothèque, reposer sur d’autres étagères de bois sombres ou clairs, ne jamais être ressorti une fois lu, ne jamais être prêté au risque diabolique de ne jamais être rendu. Et là se calcule toute l’inégalité et l’injustice de la librairie, que viennent très justement et angéliquement réparer les bibliothèques municipales : c’est qu’il sera toujours impossible au lecteur de posséder tous les livres, comme il lui est totalement illusoire de prétendre lire tous les livres. Impossible de tout avoir, par manque de place, à moins de résider comme un Pacha dans un palais grandiose (mais on sait par expérience et grâce à la presse people, que les personnes de ce monde qui auraient la place de conserver chez eux tous les livres du monde ou même de leur librairie de quartier, ces personnes ne sont jamais des lecteurs) ; impossible de tout avoir surtout par manque d’argent, cruelle réalité que les lecteurs compulsifs tentent de contourner grâce au bouquiniste qui vend dans son échoppes des livres d’occasion. D’ailleurs, fait étrange, quand il arrive de trouver dans un volume de poche quelques souvenirs de lecture égarés par le propriétaire précédent, le même bout de lettre ou même quelques traits de crayon de bois sur des phrases qu’il aurait particulièrement aimé, on ne se sent pas du tout attaqué dans son ego comme c’est le cas avec le livre de la bibliothèque. Non, au contraire, on attend même ce genre de découverte qui nous prouvera a posteriori que le livre est bien un objet vivant, qu’il a une histoire et que ses aventures sont un peu comme celle du Nain d’Amélie Poulain. Le livre de bibliothèque nous ramène à notre fonction primale et commune de lecteur parmi les autres. Le livre d’occasion nous relève vers les sommets, un peu snobs il est vrai, de la cordée mythique des collectionneurs de livres.

Des bibliothèques dont il ne sera pas question par la suite

J’ai pourtant de bons souvenirs dans les bibliothèques, j’ai même fréquenté la plus prestigieuse de toute, celle de France, avec sa salle de lecture toute ronde comme un Temple ou une basilique dont les ex-voto et les statues de dieux sont les volumes reliés tout cuir, de ce vert profond que l’on retrouvait sur les sous-mains des bureaux de lecture. J’ai passé aussi des heures dans la grande salle rectangulaire de la Sorbonne, avec son entrée au centre où il fallait passer par une double porte de bois et de verre qui laissait deviner quand on était encore dans le couloir de marbre, la pompeuse décoration. Les tables, surmontées des éternelles lampes aux pieds de cuivre blond, faisaient penser à des rangs de rameurs d’une galère empêtrée dans la course au savoir. Au fond, à droite, s’ouvrait le monde étrange et métaphysique de la salle des catalogues, qui à mon époque pas si lointaine que cela, était encore constitué d’énormes armoires de chêne patinées par le temps et les mains des usagers, où s’ouvraient de petits tiroirs carrés garnis d’une suite interminable et onctueuse de petits cartons de papier épais rangés par ordre alphabétique et décrivant succinctement l’ouvrage désigné. Certains étaient parfois encore écrits à la main, de cette plume antique qui nous faisait immédiatement plonger à la Belle Epoque des pleins et des déliés. Sur les côtés de la salle de lecture, du côté de l’entrée centrale, se trouvaient les comptoirs, antichambres de la lecture, où les magasiniers prenaient, sans trop d’empressement la plupart du temps, vos demandent de livres rédigés sur des cartonnages roses, bleus ou verts en fonction des disciplines. Chaque comptoir avait d’ailleurs sa spécialité, et l’étudiant passait souvent son temps à faire la queue devant le même comptoir, pour ma part celui des sciences humaines, pour déposer ses demandes ou pour venir rechercher, au bout d’un moment qu’il nous fallait estimer à la louche sans indication des bibliothécaires, les livres tant attendus. Mais le plus impressionnant dans la bibliothèque de la Sorbonne c’étaient les hautes fenêtres qui font passer une abondante lumière, immatériel trésor des lecteurs concentrés et attentifs aux lignes tortueuses qui se dérobent aux yeux fatigués.

Mais je voudrais plutôt faire ici le portrait des librairies, les bibliothèques peuvent attendre. Je voudrais décrire les librairies indépendantes, pas celles aseptisées des grandes chaînes « culturelles » qui vendent des livres comme des kilos de pommes arrosées de pesticides. Les librairies qui font vivre des quartiers, des points de référence dans des grandes villes, ici en France ou à l’étranger. Car en fait, le fil rouge de mon existence restera toujours la connaissance, que l’on trouve majoritairement dans les livres.


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