J’ai animé un atelier philo durant les vacances de la Toussaint autour du sujet « qu’avons nous en commun ? ». Je présente ici quelques réflexions sur ce thème.
« Ce n’est pas la ressemblance qui fait la communauté, mais le partage de ce qui nous échappe. » — Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée (1986)
Le commun est un concept oublié qui revient à la mode. Il s’ancre, dans sa dimension politique, dans une opposition raisonnée au capitalisme braconnier et au patriarcat exploiteur. Le commun c’est ce qui lie les humains. Or, ce concept n’est pas que politique, il est tout aussi métaphysique voire spirituel et questionne l’identité humaine. C’est ce que je vais tenter de présenter ici.
Le commun et la condition humaine
Réfléchir à ce que nous avons en commun, c’est d’abord poser la question de notre condition : que signifie être humain parmi d’autres humains ? Hannah Arendt rappelait que « la pluralité est la loi de la terre » (Condition de l’homme moderne, 1961). Être homme, c’est être au monde avec d’autres, jamais seul dans la fabrique du sens. Notre humanité ne se définit pas par une essence isolée, mais par cette co-présence, cette natalité qui fait de chacun un commencement possible. Elle ajoute plus loin « Le monde commun nous rassemble et nous sépare à la fois ; c’est l’espace où nous apparaissons les uns aux autres. ». Il y a le commun de l’espace privé et biologique et celui du monde commun, politique dans lequel nous nous mouvons. Mais déjà se précise également le concept de l’Autre qui est nécessaire pour penser le commun : j’ai un commun avec des autres qui comme moi, cherchent le bonheur, la vie bonne. C’est ce que nous verrons plus loin.

Dans la condition humaine, le commun n’est donc pas une substance, mais une situation : celle d’êtres exposés les uns aux autres, travaillant, parlant, agissant ensemble. C’est pourquoi Montaigne, dès le XVIᵉ siècle, voyait dans la conversation le cœur du lien humain : « Je réponds ordinairement à ceux qui me demandent raison de mes voyages : que je sais bien ce que je fuis, mais non pas ce que je cherche. » (Essais, III, 9). Ce « je ne sais quoi » du commun, c’est la surprise de l’altérité : on ne sait jamais ce qu’on trouve quand on rencontre l’autre. L’humain est cet être « jeté là », le Dasein de Heidegger, un « être-avec » qui se défie de « l’être-seul » (Sein und Zeit, 1986, p. 160.)
Jean-Luc Nancy a radicalisé cette intuition : « L’être, c’est toujours être-avec. Ce “avec” n’ajoute rien à l’être : il en est la condition. » (Être singulier pluriel, 1996, p. 14). Nous ne possédons pas le commun ; nous sommes communs, d’une manière qui échappe à la propriété. Le commun n’est pas ce que l’on a, mais ce qui passe entre.
Le commun politique : entre contrat et invention
Sur le plan politique, la question du commun s’est souvent posée à travers celle du contrat social. Rousseau écrit : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale » (Du Contrat social, Livre I, chap. 6, 1762)). Le commun politique, ici, est une fiction fondatrice : nous devenons peuple en acceptant de partager ce qui nous dépasse, c’est-à-dire la loi, qui est la même pour tous et toutes. Mais ce commun rousseauiste, s’il affirme la liberté collective, repose sur une unité fragile : la tentation de la fusion peut étouffer la diversité.
Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, au XXᵉ siècle, ont montré que la démocratie moderne repose au contraire sur un vide du pouvoir : « Dans la démocratie, le lieu du pouvoir est vide ; il appartient à ceux qui, tour à tour, l’occupent » (Lefort, L’invention démocratique, 1981, p. 29). Le commun social est une fiction, une narration qui s’auto-alimente elle-même pour exister aux yeux des personnes qui croient en elle. Le commun politique n’est pas une substance mais un espace de conflictualité partagée. Jacques Rancière parlera de « mésentente », au sens où la politique naît quand ceux qui n’ont pas de part prennent la parole (La Mésentente, 1995). On se rend compte que c’est un peu la description de la situation politique mondiale actuelle. Y-a-t-il encore du commun ?

Dans un autre registre, Pierre Dardot et Christian Laval (Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, 2014) ont réhabilité la notion de commun face à la logique néolibérale de la concurrence : le commun n’est pas un bien à gérer, mais un principe d’action collective. « Le commun ne préexiste pas, il se construit dans l’agir en commun. » Le politique devient alors pratique de soin mutuel, d’entretien du monde partagé. Cela demande un effort, constant et groupé, et l’on constate (en tout cas c’est ma propre expérience d’élue locale) que cette construction collective du commun est très difficile à mettre en œuvre dans un contexte d’institutions paralysées et d’un pouvoir de plus en plus autocratique, même localement.
Le commun, la reconnaissance et l’altérité
La relation à l’autre est le laboratoire du commun. Levinas a écrit : « Le visage de l’autre me dit : tu ne tueras point. » (Totalité et Infini, 1961). L’altérité ne fonde pas seulement l’éthique ; elle fonde la possibilité même du commun. Reconnaître l’autre, c’est reconnaître que le monde n’est pas à moi. Paul Ricoeur, dans Soi-même comme un autre (1990), distingue l’identité comme « idem » (même) et comme « ipse » (soi-même en relation) : « L’identité personnelle n’est pas celle du Même, mais celle du Soi capable de se reconnaître dans l’Autre. » (p. 13). Le commun s’établit dans ce mouvement de réciprocité, entre fidélité à soi et ouverture à l’autre.
Martin Buber, dans Je et Tu (1923), allait dans le même sens : « Tout véritable vivre est rencontre. » Le commun n’est pas une fusion, mais un dialogue vivant. Nous devenons nous-mêmes dans la rencontre, dans le risque du « Tu » qui nous décentre. Avec le « Tu » la rencontre est immédiate et authentique.
Dans la modernité, ce rapport est menacé : l’isolement, la segmentation, la communication sans rencontre dissolvent le commun. L’hypermordernité technologique nous ment on nous promettant des « réseaux sociax » qui sont autant de portes vers une solitude désespérée et surtout un individualisme consumériste. Pourtant, comme le rappelait Simone Weil, « Le besoin d’enracinement est peut-être le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine. » (L’Enracinement, 1949). Reconnaître l’altérité, c’est aussi reconnaître notre dépendance, notre besoin d’appartenir à une histoire, à une terre, à une communauté de sens. Cet enracinement ne peut être solide dans une modernité fluide et brouillonne où le temps s’accélère. Peut-être faut-il décroître aussi dans ce domaine pour retrouver des racines sans quelles soient réactionnaires ?

Le commun et la dimension spirituelle
Il existe enfin une dimension spirituelle du commun, trop souvent oubliée dans un monde saturé d’individualisme. Le commun ne se réduit pas à l’organisation sociale ; il renvoie à un sentiment d’appartenance cosmique, à une communion au sens fort. Nous avons du commun avec tout le vivant et même le non-vivant, l’humain et le non-humain. L’interdépendance est une vérité presque acceptée partout dans le monde et surtout hors des sentiers occidentaux. Le Souffle, la Vie, la Conscience dont nous ne savons encore que peu de choses, sont des éléments essentiels de notre communauté universelle.
Ainsi, Teilhard de Chardin imaginait une noosphère, une sphère de la pensée unissant tous les êtres conscients (Le Phénomène humain, 1955). Ce que nous avons en commun, ce n’est pas seulement une nature biologique, mais une vocation à converger : « L’humanité se réalise comme un seul et même tissu de conscience. »
Maurice Zundel, dans un langage plus intérieur, écrit : « La seule richesse que nous puissions partager sans la diminuer, c’est la lumière. » (Silence, parole de vie, 1997). Cette lumière, c’est peut-être ce que Christian Bobin appelait dans Le Très-Bas (1992) « la beauté d’être ensemble sans rien attendre », ce murmure d’humanité qui circule quand tout le reste s’effondre.
Le commun c’est alors le lien, celui qu’Egdar Morin affirme dans La Voie (2011) : « Le lien n’est pas accessoire : il est la trame même du réel. ». Nous vivons dans un réel saturé de commun et de communauté, même sans le vouloir, même sans le voir. Ce réel commun est à préserver et à protéger au-delà de nos individualité.
Conclusion : le commun comme tâche
Ce que nous avons en commun, finalement, n’est pas donné : c’est une tâche. Une tâche politique, éthique et spirituelle. Il s’agit moins de retrouver une unité perdue que de cultiver la possibilité d’être ensemble sans se posséder.
Être commun, c’est accepter que la vie ne soit pas un bien privé, mais une œuvre collective, fragile et inachevée. Comme l’écrivait Nancy : « Le monde est commun ou il n’est pas. » (Être singulier pluriel, 1996).
Et comme le murmure Bobin :
« Nous sommes reliés par ce que nous perdons, et par ce que nous aimons malgré tout. »
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