Je suis venue m’installer en 2010 à Saint Nazaire. Ce n’était pas un choix personnel. Mais une opportunité professionnelle. Je connaissais cette ville, un peu, car mon meilleur ami en était originaire. Il nous racontait souvent, dans les pubs parisiens que nous fréquentions, comment cette ville nous lui avait pas laissé de grands souvenirs. Il parlait toutefois du ciel, changeant, comme la marée, qu’il pouvait voir tous les jours le long de la jetée du port.
Saint Nazaire est une ville blanche. Blanche pour moi qui vient de la banlieue parisienne et qui a vécu sous des ciels plombés en Lorraine. Et il y a l’océan.
Une bouquinerie à Saint Nazaire
Je n’habitais pas Saint Nazaire, mais j’y travaillais. J’ai donc très vite été confrontée à la découverte d’une ville dont le plan, contemporain, né de la reconstruction d’après-guerre, rappelle celui des villes romaines ou des cités américaines. Pour quelqu’un qui a grandit dans une ville médiévale, habituée au réseau sinueux des rues et des ruelles, ces grands boulevards perpendiculaires, tous parallèles entre eux, ont été difficiles à mémoriser. Il m’a fallut de longs mois pour me retrouver tant à voiture qu’à pied. Tout semblait identique, et j’ai eu beaucoup de mal à me faire un plan mental de la ville.

J’ai donc mis du temps à découvrir les Idées Larges, la bouquinerie du centre-ville. On m’avait donné les indications nécessaires pour m’y rendre : « c’est au bout du Paquebot, en face d’Eurodiff ». Mais quand on ne sait plus par quel bout prendre le Paquebot, en sortant du Ruban Bleu, et que l’on tourne à gauche au lieu de la droite, on se retrouve dans une rue dont le nom de vous dit rien et qui ressemble vraiment beaucoup à celle d’à côté. Aujourd’hui, je peux m’y rendre sans problème, les yeux fermés. Je ne suis pas devenue une nazairienne, mais je connais bien la ville et ses secrets.
Un bouquiniste passionné
La bouquinerie des Idées Larges est avant tout une aventure humaine. Celle du bouquiniste, Ludo, Ludovid Riou, que l’on retrouve régulièrement dans tous les moments culturels de la ville et qui se cache avec bonhommie derrière son large bureau, à l’entrée de la boutique. Son flegme presque britannique, mais bien breton, lui est sans doute nécessaire pour retrouver ses ouailles dans ces milliers de livres qu’il propose au flâneur lecteur. C’est d’ailleurs le grand, le très grand mystère de cette librairie : sans jamais regarder sur son tableau Excel pourtant à jour, Ludovic peut vous indiquer exactement où se trouve ce livre de philosophie hellénistique que vous cherchez depuis longtemps. La plupart du temps, donc, il est assis derrière son bureau, qui n’a de bureau que l’idée, car il est invariablement envahit de piles de livres. Parfois, il est même inespéré de pouvoir voir Ludovic derrière les nouveautés qu’il vient d’acquérir et qu’il n’a pas encore eu le temps de ranger dans les étagères idoines.

Un labyrinthe de livres : le rêve du lecteur
D’ailleurs, les Idées Larges sont plus qu’une bouquinerie. C’est l’antre des livres. Si vous rêviez un jour, comme moi, de ces bibliothèques borgesiennes ou si vous espérez un jour déambuler dans les couloirs de la bibliothèque du Nom de la Rose, vous en avez à Saint Nazaire un avant goût prometteur. Petite, j’ai eu des rêves merveilleux, et je parle de rêves endormis, pas d’hallucinations éveillées, d’immenses bibliothèques où les livres étaient rangés sur des kilomètres et sur des hauteurs d’armoires que l’on ne pouvait atteindre qu’avec une échelle. J’ai eu, adolescente, une première réalisation de ce rêve quand j’ai visité la bibliothèque du château de Chantilly. J’ai aussi ressenti ces frissons de plaisir quand j’ai poussé les portes de la bibliothèque nationale, l’ancienne, rue Richelieu à Paris, et que je me suis assise au milieu de la grande salle de lecture circulaire. J’ai pu également vivre ce moment de parfaite harmonie entre rêve et réalité quand j’ai ouvert, pour la première fois, la porte vitrée des Idées Larges. Cette boutique est une labyrinthe. C’est un labyrinthe de livres.
Ce sont les livres qui constituent les couloirs, les allées, les chemins et qui forment eux-mêmes les méandres par lesquels ils ont décidé de vous faire passer. Quand on ouvre la porte, on est accueilli par des étagères de bois blond et des piles de livres. L’image éculée du lecteur qui doit enjamber des piles de livres pour accéder à d’autres espaces n’est pas fausse ici. C’est la réalité. Vous êtes entouré, pressé, colonisé par les livres. Ils sont soit bien rangés dans leurs étagères, soit empilés en des pyramides plus ou moins branlantes dont tous bons et gros lecteurs connaît, chez lui, les aléas d’une géométrie à risque et d’un jeu de gravité plutôt dangereux. Ce qui est fascinant c’est que ces amas de livres sont presque vivants : ils changent de formes, de hauteur, de composition en fonction des achats des visiteurs mais aussi des rangements plus ou moins aléatoires du bouquiniste. Il faut ainsi non seulement avoir l’œil affuté pour visualiser les tranches des livres rangés dans les étagères, mais également avoir le dos souple et des mains habiles pour passer en revue les livres couchés au sol. Pas de poussière cependant, ce qui évite aux allergiques des problèmes sans fin. Les piles de livres des Idées Larges grignotent l’espace et en particulier le sol, que l’on ne distingue plus vraiment. Je pense que l’on pourrait sans coup férir parier sur le fait que ces livres chuchotent la nuit et se baladent dans la boutique ; il faudrait pour cela disposer de caméra à vision nocturne comme le font les grands reporters animaliers dans la savane ou la taïga.
Partir à l’aventure
Outre cette profusion des livres, ce qui est aussi fascinant dans la bouquinerie de Saint Nazaire, c’est le labyrinthe des pièces. Il y a en fait trois pièces et un couloir, mais il faut venir plusieurs fois pour comprendre le plan intérieur. La plus grande pièce est celle où l’on entre et où se trouve le bureau du propriétaire. Juste à l’entrée, ce sont les armoires des livres de poches : facile d’accès pour les lecteurs velléitaires qui exigent rapidité du service et consommation gloutonne de lectures. A quelques centimètres seulement on trouve d’autres étagères pleines de livres d’histoire et au milieu les livres de géographie et surtout d’aventure, de voyage et de mer. Sur une colonne au fond de la pièce, les essais en poche : philosophie, psychologie, sciences… Arrivé à ce point, vous vous retrouvez à un carrefour. La plupart on déjà remarqué, derrière le bureau, une pièce sombre, sans lumière naturelle. Sur tous les murs et toute leur hauteur se dressent les rangés de livres d’art, musique, arts plastique, cinéma. De l’autre côté les spiritualités et religions. Dans une vitrine étroite, on range les livres rares et précieux. Toujours autant de bouquins parterre qui clament leur volonté d’être lus.

Mais le grand mystère de cette boutique se trouve de l’autre côté de la pièce principale. C’est un mystère car on ne pourrait se douter de ce qui nous attend. Il faut s’aventurer, oser prendre un petit couloir très étroit, et rendu encore plus étriqué par des bibliothèques pleines de policiers et de romans de science-fiction en poche. Comme la plupart des couvertures de ces livres-là sont sombres, noires, s’engager dans ce couloir est presque initiatique. Il faut lancer la tête la première dans un boyau sans savoir ce qu’il y a au bout, d’autant plus que comme partout ailleurs, il faut savoir éviter les pièges des piles de livres. Parfois, maladroitement, on en fait tomber quelques uns. Mais on avance tout de même, pour voir la suite.
Le couloir est un cul de sac qui s’ouvre en fait sur la droite sur une troisième pièce. Et là, c’est le frisson. Une cathédrale de livres brochés s’offre à vos yeux. Une haute fenêtre éclaire une caverne des Milles et Unes nuits. La pièce plus haute que la moyenne (à moins que cela ne soit une illusion d’optique) est tapissée jusqu’au plafond de livres. Une échelle miraculeuse vous tend ses barreaux pour tenter d’aller approcher les spécimens de la canopée. De toute façon elle est nécessaire si vous voulez lire ne serait-ce que les titres. Toujours au sol les piles de livres. Ici ce sont les livres de littérature et les essais en grand format. Les éditions anciennes des textes les plus rares ou les romans récents déjà revendus par des lecteurs peu enthousiastes sans doute. Cette pièce cachée, car on ne peut soupçonner son existence quand on se trouve à l’entrée de la boutique, est le Saint Graal des lecteurs et des chineurs de livres. C’est un cocon où les livres protègent un silence digne d’une salle insonorisé d’un hôpital psychiatrique.
Acheter et vendre
Quand j’étais professeure de philosophie, c’est aux Idées Larges que je me suis constitué ma propre bibliothèque philosophique : dans une colonne près du bureau du libraire, on trouve tous les grands classiques de la discipline en poche. Quel besoin d’acheter les textes d’Aristote ou de Descartes neufs puisque de toute façon ils ne seront pas de sitôt retraduits ? J’ai également usé des services d’achat de Ludovic quand, dans ma vie personnelle, je me suis trouvée confrontée à l’inacceptable dilemme de devoir vendre des ouvrages. Je suis arrivée à la boutique avec mon coffre remplis de sacs de livres (quelle horreur cette idée) et Ludovic a fait son choix, rejetant sans état d’âme ceux qu’il savait par avance, invendables.
Mais depuis quelques années j’ai quitté l’agglomération nazairienne, même si je ne vis pas très loin. Je viens moins en ville (les mauvaises langues locales diront que c’est à cause des années de travaux pour construire des lignes de bus comme à Nantes et de la fin de la gratuité des parkings publics) et surtout j’achète moins de livres car ma propre bibliothèque déborde. Il faudra d’ailleurs que je finisse par un article sur elle !
Pour lire les premiers articles de ma série sur les librairies indépendantes :
1- Metz Paul Even
2- Metz Géronimo
3- Metz Moresi
4- Paris PUF
5- Paris Vrin
6- Paris Gibert
7- Peshawar Saeed Book Bank
En savoir plus sur Bisogna Morire
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