Raviver de l’esprit de François Jullien

François Jullien est un philosophe français contemporain dont l’œuvre théorique cherche à nourrir la pensée occidentale séculaire avec des apports de la pensée chinoise. Il tente d’ouvrir nos yeux d’esprit coincés dans des concepts que nous tournons et retournons dans nos brillantes têtes depuis des siècles, que les penseurs mâchouillent comme un vieux chewing-gum avec les goûts « exotiques » d’une pensée Autre mais tout aussi puissante pour nous permettre, si possible, de les revitaliser, de les penser autrement. Vaste programme que d’autres essayent également de porter en introduisant dans nos veines vieillottes le souffle de la philosophie bouddhiste. L’objectif ici n’est pas de renverser la pensée occidentale, d’en faire autre chose que ce qu’elle est, mais de croire, fous sans doute, que nous pouvons continuer à croître en intégrant une altérité qui peut, qui doit, au vue des innombrables erreurs que la pensée rationnelle occidentale a généré, nous apporter un sang neuf.

Une plainte réactionnaire ?

Mais dans son nouvel essai, paru il y a peu aux Éditions de l’Observatoire et intitulé « Raviver de l’esprit en ce monde. Un diagnostic contemporain », François Jullien n’est pas ici en tant que sinologue mais bien en tant que philosophe européen qui s’interroge sur la place de la philosophie dans le monde tel qu’il va. Attention, nous parlons ici de la philosophie, non pas de la pseudo-discipline que les « philosophes de télévision » essayent de vendre à longueur d’émission ou de pseudo-livres qui ne sont que des cours d’histoire de la philosophie. Une philosophie qu’est-ce que c’est ? C’est quand une idée nouvelle, un concept nouveau vient chatouiller vos neurones, et qu’il risque peut-être de bouleverser le monde. Disserter une énième fois, parfois moins bien que des élèves de terminales, sur le désir, le bonheur, la joie, etc… de faire un livre de quelques pages sur un mot, un concept que l’on trouve déjà dans le programme du Lycée, ce n’est pas faire de la philosophie.

Quand on commence à lire ce texte de François Jullien, dès les premières pages et les premiers chapitre, on se prend à le prendre en pitié : « non ! Pas lui ! » Il se plaint : « le monde va mal, la technologie c’est nul, c’était mieux avant, avec des « vrais » livres, sans les téléphones, on créé des crétins, les écrans nous abêtissent… ». On se dit que l’on lit un pamphlet d’un septuagénaire blanc cis qui constate que le monde qui vient n’est plus le sien, qu’il n’a plus sa place et qu’il vaut mieux s’en défaire. Pour être honnête, il faut une certaine foi dans ses anciens écrits, que je sais particulièrement pertinents et fins, pour ne pas laisser tomber le bouquin et faire confiance dans la suite en se disant que ce n’est pas forcément ce que l’on croit. Mais j’avoue qu’à certaines pages un fin sourire narquois me venait aux lèvres en lisant certains passages où, même si j’adhère à la thèse que le monde n’est pas folichon, je me disais qu’au lieu de geindre il vaut mieux agir. Je n’avais pas envie de lire Finkielkraut et consorts. Je me suis accrochée pour l’unique raison que l’auteur emploie sans vraiment le définir le concept de « dé-coïncidence » qui, dans mon propre panthéon théorique, est central surtout avec son contraire, la coïncidence. Cette action est, en métaphysique, une fin en soi, la béatitude finale quand elle caractérise le moment mystique où l’Etre trouve enfin son essence, bref c’est un objectif, une cible positive vers laquelle le Sage aime à tendre. Mais sous la plume de Jullien, la coïncidence est plus négative, plus matérielle : c’est celle qui nous fait adhérer au Monde, hors ce monde est vil, donc décoïncidons.
Puis j’ai fait quelques recherches et je suis tombée sur cette vidéo :


Où Jullien dès les premières minutes reviens sur ce jugement que le lecteur, visiblement je ne suis pas la seule, peux avoir de son texte et il affirme : « non, ce n’est pas une plainte. Attendez de voir ce que je vais vous expliquer ». Et effectivement, le propos est plus subtil. Alors j’ai poursuivi ma lecture.

Un constat partagé


Les 4 premiers chapitres sont ce que l’auteur appel dans son sous-titre « un diagnostic contemporain ». Il nous explique qu’avec le numérique, en un seul clic, nous voilà hors de la réalité du monde, rabattu en-deça de nos capacités. Dans le second chapitre, intitulé « Adieu au livre » il fait le constat, certes partagé, que malgré un marché du livre florissant, cela ne veut pas dire que ce sont des livres que nous lisons. L’auteur instille une hiérarchie entre les « vrais » livres et les pseudo-livres, les premiers étant les livres « exigeants » comme les livres de philosophie et intellectuels qui demandent un effort, et les autres toute la littérature facile, les livres de développement personnel, les livres qui coïncident avec les thématiques à la mode : le Care, l’écologie, le bien-être. En gros, les gens préfèrent lire les bouquins de Frédéric Lenoir plutôt que la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel tout en prétendant qu’ils lisent de la philo ! L’auteur nous dit gentiment que nos contemporains sont des cons car ils lisent de la merde… il a raison. Car en effet, lire le dernier Guillaume Musso ce n’est pas la même chose que de lire Marguerite Yourcenar… et quand on dit qu’il en faut pour tous les goûts, d’accord, mais encore faut-il que ces goûts soient bons. Derrière la plainte et la pointe réactionnaire qui apparaît et dont l’auteur se défend dans sa vidéo, se trouve l’idée passablement peu politiquement correcte que tout ne se vaut pas. Toutes les idées ne sont pas les mêmes et certaines idées n’en sont même pas. C’est pour cette raison qu’en tant qu’enseignante, quand un de mes élèves tente de mettre sur le tapis l’idée que la terre pourrait être plate, je clos le débat en disant que je ne discute plus avec les imbéciles. J’ai parfois des regards choqués et des murmures désapprobateurs mais je passe outre.

Dans le troisième chapitre, François Jullien fait le lien entre la révolution numérique, l’omniprésence des écrans et la perte de substance de notre présence au monde et aux autres. Nous sommes là sans y être, nous sommes ailleurs en esprit alors que nos corps sont ici et maintenant. C’est tout le contraire de l’attention, que promeut les techniques méditatives à la mode : nous nous retrouvons bien trop souvent en mode automatique, à faire sans savoir que nous faisons et à vivre sans être certains de vivre vraiment. Les écrans étant alors le médias qui nous empêche d’être réellement. Enfin dans le quatrième chapitre, l’auteur fait le constat, amer, de la déconfiture des idées intellectuelles dans ce qu’il nomme l’étau de la coïncidence. Les idées ont été remplacées par des opinions qui sont toutes les mêmes. Les débats et les pseudo résistances ne sont que des illusions face à la mascarade d’un monde médiatique où le spectacle est la norme. On rabâche sans cesse les mêmes thèmes, selon un agenda bien huilé, autour de concepts qui, sans cela pourraient être fondamentaux, comme la résilience ou les territoires. Mais tout le monde, abêtit, mâche et rumine les mêmes opinions qui coïncident absolument avec l’air du temps. Au contraire, penser est s’écarter du commun et de l’opinion, c’est être en dehors et dé-coïncider de ce qui est dit partout.

philosopher c’est créer


Ce qui me semble intéressant dans ce constat que d’autres font déjà est que le philosophe nous l’explique à la lumière de ses propres concepts, affinés par son œuvre. Ainsi, il développe le thème du « rabattement » qui fait référence à un processus de réduction ou de repliement qui s’opère dans la pensée ou dans l’action. Il décrit là un mouvement par lequel nous nous replions vers ce que nous connaissons déjà ou vers des schémas habituels plutôt que de nous ouvrir à de nouvelles possibilités ou perspectives. Pour Jullien, le rabattement représente une manière de penser qui limite notre capacité à appréhender la complexité du monde et à explorer de nouvelles voies. Il encourage plutôt une approche qui cherche à éviter le rabattement, permettant ainsi une ouverture à des expériences et des idées qui pourraient autrement rester inexplorées.
La suite du texte est plus militante, l’auteur se veut « miles », soldat pour sortir de ce désespoir moderne. Au-delà du constat plaintif, il propose des solutions qui exigent, il est vrai, de l’effort et de la motivation, valeurs qui manquent cruellement à nos contemporains. Faut-il donc espérer ?

un livre militant


Dans les deux derniers chapitres, l’auteur propose les termes de sa résistance au diagnostic contemporain teinté de désespoir. Pour lui, il faut raviver « de l’esprit » et faire de la philosophie de combat, une philosophie pratique, vivre en philosophe. Selon lui, la philosophie est pratiquement morte, surtout quand on voit les « pseudo-philosophes » qui hantent les médias de la Coïncidence et qui écrivent des « pseudo-livres ». La philosophie est morte si et seulement si elle reste coincée dans un délire de connaissances car alors elle perd son statut premier, puisqu’aujourd’hui n’importe quoi et surtout n’importe qui peut se prévaloir de créer de la connaissances. La philosophie est devenue l’histoire de la philo, c’est ce que l’on enseigne d’ailleurs. Pourtant la philosophie n’est pas une doxa, elle n’a rien à voir avec l’opinion, comme sa « cousine » la sociologie qui a trop tendance à la remplacer à l’université. C’est un « écart » de la pensée, un doute que l’on porte sur ce que l’on croit, on voit, on ressent :

sa visée étant non de connaissance, mais de réflexion, non de fondement mais d’interrogation, elle fait retour sur tout ce qui s’établit en savoir pour le ré-envisager, en soupçonner l’im-pensé, y sonder ce qui y subsiste d’opinion assimilée ne se laissant plus penser ; et en s’en écartant, porter tout savoir à dé-coïncider de ce qui s’y fige en Coïncidence pour se réactiver en esprit en se remettant en chantier : pour introduire dans la positivité des savoirs une négativité qui puisse à nouveau les inquiéter.


Le philosophe est celui qui créé des concepts, des outils de pensée opérative. Le philosophe est un créateur et non un perroquet. Le philosophe est celui qui vit une vie de philosophie, une vie philosophante, qui met en pratique les concepts, ses concepts, qui les vit, qui les expérimente. Pour cela, il faut faire circuler « de l’esprit ». Cette expression au datif permet à l’auteur de nous dévoiler son arme de combat : raviver de l’esprit dans le monde. Pour cela il faut avoir mis de l’écart dans le réel. L’écart n’est pas la différenciation ou le dualisme, car il permet aux deux termes de se regarder et de continuer de dialoguer. Le concept d’écart chez François Jullien met en lumière les différences conceptuelles et culturelles entre les traditions de pensée chinoise et occidentale, soulignant l’importance de reconnaître et de comprendre ces écarts pour une véritable pensée comparative et une ouverture interculturelle. Il réinvestit cette idée dans son ouvrage pour en faire un moyen de dé-coïncinder avec l’époque et la modernité. En ravivant de l’esprit par l’écart du réel, on fait apparaître l’incommensurable, autre concept clé de la philosophie de Jullien. C’est ce qui est établit une commune mesure à l’intérieur du monde, ce qui est ancré mais non figé dans le monde et la culture dans laquelle nous vivons. Il faut fissurer l’opacité de la Coïncidence qui fait le monde actuel, celui qui a été décrit dans les premiers chapitres du livre. Est-ce une forme de « pensée à coup de marteau » comme le proposait Nietzsche ? En tout cas il est certain qu’il manque aujourd’hui des penseurs solides qui ne soient pas des guignols de l’info mais qui créent des idées, des concepts qui permettent à ceux et celles qui décident de ne plus être des automates, de s’écarter de ce monde gluant et glauque.

Une association a été créée, pour tenter de faire circuler de l’esprit dans le monde, elle s’appelle Décoïncidence.


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