#AtaraxieOuInfluence ?
Entre détachement intérieur et filtre Valencia, une rencontre impossible ?
On se demande souvent à quoi sert la philosophie ? Et surtout les élèves de terminale posent tous les ans la même question : « qu’ai-je en commun avec des bonshommes morts depuis des siècles ? » Question d’autant plus judicieuse quand d’autres élèves font remarquer qu’il y a surtout des hommes blancs et âgés dans la liste des auteurs au programme. L’une des réponses possible à cette douloureuse question est de rappeler que ces hommes, bien que morts, se sont interrogés sur des problèmes qui, deux ou trois mille ans plus tard, sont toujours au cœur de nos préoccupations, même si nous avons été greffé d’un smartphone à la main. Cette constance ferait presque dire à d’autres penseurs qu’il existerait une nature humaine universelle et éternelle, mais ceci est un autre sujet.

Pour évaluer la puissance de ces pensées anciennes, rien de tel que des les confronter aux vicissitudes de la modernité anxiogène. Ainsi, peut-on croire que les Stoïciens auraient survécus à Instagram ? Dystopie me répondra-t-on. Certes. Épictète ne pourrait survivre de nos jours, simplement parce qu’il mourrait rapidement en raison de l’inhalation du dioxyde de carbone au taux surélevé dans l’atmosphère actuelle et totalement absent dans celle de l’antiquité. Mais imaginons qu’un Épictète moderne se penche sur l’usage des réseaux sociaux et en particulier d’Instagram. Qu’en penserait-il ?
🧘♂️ Introduction : Des toges à la story
Imaginons Épictète devant son smartphone : « Ce qui dépend de moi, c’est le choix du filtre. Le reste… appartient à l’univers. » Instagram, royaume de l’ego sublimé, de la visibilité comme quête existentielle, serait-il le parfait antidote à la sagesse stoïcienne ? Ou, au contraire, pourrait-on y trouver une forme contemporaine d’exercice spirituel ?
En effet, la première phrase du Manuel d’Epictète est celle-ci :
« Parmi les choses qui existent, certaines dépendent de nous, d’autres non. De nous, dépendent la pensée, l’impulsion, le désir, l’aversion, bref, tout ce en quoi c’est nous qui agissons; ne dépendent pas de nous le corps, l’argent, la réputation, les charges publiques, tout ce en quoi ce n’est pas nous qui agissons. »
Le choix de poster mes photos sur Instagram ou mes vidéos sur TikTok dépend de moi : si tel est mon désir, je vais agir de telle sorte que ces images de ma personne me flattent, me mettent en valeur. D’où l’abondance des filtres qui cachent la laideur de mes traits et rendent mon apparence supportable aux regards des personnes qui me suivent ou qui, par le hasard de l’algorithme, vont tomber sur ma publication. Je peux et je dois donc me préoccuper de ces choix qui créent mon image. Nous pouvons tout aussi bien refuser de participer au trop plein d’image de soi et ne rien poster, ceci est également de notre ressort et dépend de nous.

Mais une fois l’image ou la vidéo postée, il n’est plus nécessaire de s’inquiéter de ce qu’elle devient dans les arcanes des internets. Notre « réputation » n’est plus de notre ressort : ce sont les autres qui, par leurs réactions, leurs likes, leurs commentaires plus ou moins bienveillants, vont architecturer cette image de nous-même qui ne nous appartient plus. Ce sont les règles du jeu et les règles de l’univers. Il est d’ailleurs fort comique de voir les réactions outrées et malheureuses de ceux et celles qui, après avoir mis en ligne une part d’eux-même, avec sans doute cette quête infinie de reconnaissance qui est le propre de ce jeu malsain, ne récoltent au final qu’un « bad buzz » et sont dépassés par les retours négatifs qu’ils prennent pour eux-mêmes. Pourtant, avec tous ces filtres, ces apparences, qui peut encore croire que ce qui est posté sur Instagram soit la vraie vie ? Qui peut réellement croire que le selfie retouché de son visage soit vraiment soi-même ? Le hiatus est bien là : la plupart des « influenceurs et influenceuses » ou créateur.ices de contenus croient encore que l’image qu’ils créent sur les réseaux sociaux sont bien eux-mêmes. Ils ne se détachent pas d’elle car il n’appliquent pas la règle stoïcienne : cela ne dépend pas de moi.
📱 1. Le stoïcisme à l’épreuve du selfie
Le stoïcien, selon Marc Aurèle l’empereur philosophe, cultive l’indifférence face aux jugements d’autrui. Instagram, lui, repose sur le like comme moteur de validation. Il apparaît donc impossible d’être stoïcien et utilisateur d’Instagram.
« Nous appréhendons davantage l’opinion de nos voisins sur ce que nous sommes que celles que nous portons sur nous-même. Rejetez l’opinion et vous serez sauvé de la peur des autres. »
« Brève est la vie pour chacun. Et la tienne est presque achevée sans que tu te respectes toi-même, quand tu fais au contraire dépendre ton bonheur de ce qui se passe dans les âmes des autres. » Pensées pour moi-même
L’utilisateur d’Instagram se voue lui-même aux goûts et aux désirs des autres. Qui n’a pas connu cette joie, éphémère, de voir les petits cœurs rouges augmenter sous sa publication ? Ainsi, peut-on rester impassible quand notre dernier post « Coucher de soleil et pensée profonde » plafonne à 8 likes ? Il a beau jeu, l’influenceur des cours de récré, de se récrier en affirmant qu’il poste pour l’univers et que ses « œuvres » trouveront sans aucun doute un public qui, pour l’instant l’ignore. La figure de Van Gogh, reconnu seulement après sa mort, est ici souvent appelé à l’aide. Il n’empêche, quand on poste un selfie de soi-même, surtout quand on l’a travaillé (le bon profil, la bonne coiffure, lunettes ou pas ? , retouche maquillage, etc…) on espère au moins quelques likes si ce n’est des commentaires admiratifs sur notre teint diaphane et nos yeux de biche. Personne n’est dupe ! Non vraiment ? Nous sommes enchaînés aux jugements des autres sur une pauvre image qui ne représente qu’une infime partie de nous-mêmes, même pas l’écorce de ce que l’on est. Et on désespère quand ce jugement n’existe pas ou pire quand il est négatif. Il existe même une catégorie de la population qui préfère avoir de mauvais commentaires sur leurs photos que pas de commentaires du tout : plutôt la haine que l’indifférence. Quelle fatigue.

Petit clin d’œil à l’algorithme : la logos numérique qui gouverne tout, mais dont on ignore les lois… j’ai écrit ici autrefois un petit article sur ce sujet que je vous soumets.
📸 2. Filtrer ses passions : une vertu stoïque ?
Stoïcien ou influenceur minimaliste ? Le dilemme est de l’époque. Chacun prétend à l’authenticité, mais cette authenticité elle-même semble avoir besoin d’un bon filtre — Clarendon, peut-être, ou celui de l’introspection bien cadrée. Le fil Instagram devient un miroir, pas celui de l’âme, mais de sa version pré-approuvée par la « commu’ ». On ne poste que ce que l’on a choisit, que ce qui nous rend plus intéressant, ce qui nous met en valeur. Mais qui décide de cette valeur ? L’algorithme encore ? Ou les buzz à la mode qui font des influenceurs des marionnettes du hasard bien tempéré ?
Les stoïciens, eux, appelaient ça epokhè : la suspension du jugement, la retenue face aux passions, l’élagage des affects superflus. Aujourd’hui, cela pourrait ressembler à une stratégie de content curation : ne montrer que ce qui élève, ce qui dépend vraiment de nous. Un lever de soleil plutôt qu’un énième latte art. Une fleur dans un jardin plutôt que de se prendre une énième fois en selfie.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit : de la fameuse dichotomie du contrôle. Marc Aurèle, en influenceur vintage de l’âme, nous dirait : « Tu ne maîtrises pas les commentaires, mais tu maîtrises ton post. » Alors, pourquoi ne pas adopter une hygiène numérique stoïque ? Poster avec intention, scroller avec détachement, ne pas réagir au drame du jour comme un poulet sans tête, mais comme un sage en sandales Birkenstock. Pourquoi faire partie de la masse comme on se laisse prendre dans la nasse ? Les outils numériques peuvent être très puissants et comme toute technologie, c’est l’usage humain qui en fait des bienfaits ou des enfers terrestres. Les réseaux sociaux peuvent-il encore bien porter leurs noms ? Créer des relations sociales ? Des relations qui peuvent, si on le désire, devenir des relations IRL. C’est déjà arrivé et c’est plutôt chouette.
L’idée n’est pas de se retirer du monde — les stoïciens ne sont pas des ermites — mais de filtrer non seulement ses photos, mais aussi ses passions, ses indignations express, ses envies mimétiques. Est-il bien nécessaire d’ajouter à la bêtise moutonnière son petit « starter pack » ? S’autoriser à vivre moins saturé, moins dispersé, moins « like-moi, donc je suis ». La vertu stoïque version 2025, c’est peut-être cela : une présence à soi, même en ligne.
Hashtag du jour : #DichotomieDuContrôle
Sous-titre : Peut-être que l’astuce serait de ne poster que ce qui dépend de nous, et de scroller en paix.
🌀 3. Le stoïcisme : une anti-marque personnelle ?
Sénèque, dans ses Lettres à Lucilius (94, 1), parle de persona comme du rôle que l’on joue dans le grand théâtre du monde. Il désigne à l’origine le masque porté par l’acteur au théâtre, puis par extension le rôle social ou la fonction que chacun occupe dans la société. Sénèque utilise ce concept pour réfléchir à la distinction entre l’être authentique de l’individu et les rôles qu’il est amené à jouer dans la vie sociale (voir ce site). Une fonction temporaire, un masque social à habiter sans s’y perdre. Loin d’une injonction à « être soi », le stoïcien se méfie de ce soi-là : il sait que l’essentiel est ailleurs, dans la constance de l’âme, pas dans la constance de l’image. Il ne faut pas se perdre dans son masque, nous ne sommes pas nos rôles (père, mère, employé, banquier…)
Rien à voir, donc, avec le personal branding, ce petit théâtre de vanité où l’on ne joue plus un rôle mais où l’on devient rôle. Où l’on se façonne un soi vendable, visible, shareable. L’insta-habitant (cet être numérique qui nous habite autant que nous l’habitons) ne cherche plus à se dépouiller, il s’accumule. Il n’épure pas, il optimise. Nous devenons ce que nous croyons être par le miroir déformant de nos stories. Les filtres deviennent nos peurs à tel point que certains et certaines, souvent très jeunes, vont chez le chirurgien plastique pour subir des opérations afin de ressembler à l’image déformée qu’ils ont créés. On colle au « soi » d’Insta et on n’habite plus sa propre maison. Nos consciences sont dévaluées dans la chasse aux droits de douane des plateformes, qui veulent des corps et des visages identiques, normalisés, vitrifiés dans l’exactitude d’un modèle totalement idéel.

Épictète, s’il avait eu un compte pro, aurait peut-être écrit :
« Tu n’es pas tes Reels, ni tes followers. Tu es ton jugement. »
Mais aurait-il résisté à la tentation d’un petit live sur « Comment atteindre l’ataraxie en 5 étapes » ?
On imagine bien Marc Aurèle en story, en train de noter stoïquement que « chaque jour est une vie », pendant que les notifications explosent.
Et si le vrai influenceur était celui qui n’a rien à vendre ? Pas de code promo, pas de lien affilié, pas même d’opinion définitive. Juste une présence. Un silence habité. Un regard qui invite à ralentir. Peut-être même… une désinscription
Sénèque ne voulait pas nous « engager » mais nous désencombrer. Le stoïcien n’est pas là pour faire du binge posting mais pour s’exercer à vivre. Avec lui, pas de branding, mais du being. Une vraie révolution dans un monde où l’ego est devenu algorithme.
🌿 4. Éloge de la slow story
Le stoïcisme nous invite à habiter l’instant. Un vrai, tangible, incarné. Un instant qu’on respire, qu’on traverse — pas qu’on capture. Mais à l’heure du numérique, l’instant est-il encore… présent ? Sur nos écrans, il ne passe plus : il se fige, il se rejoue, il s’archive, il se recycle en boucle sonore et visuelle.
Chez les stoïciens comme chez les bouddhistes, l’attention est un art. Le moment compte, parce qu’il est tout ce qu’on a. Le stoïcisme, matérialisme sobre et exigeant, ne s’embarrasse pas d’arrière-mondes : ce qui existe est ici et maintenant. Pas de drame inutile. La mort ? Oui, elle vient — mais comme on n’en maîtrise ni la date ni la forme, autant éviter de s’en faire un couscous mental. Vivons, puisque c’est le seul plan fiable.
Mais sur Instagram, rien ne meurt jamais vraiment. Les souvenirs numériques s’accumulent, s’empilent, se rejouent. Les réels pleuvent comme des confettis dopés aux likes, les commentaires s’inscrivent dans la roche virtuelle, indélébiles jusque dans leur indigence syntaxique. L’oubli ? Sous-traité à des start-up spécialisées dans le nettoyage de passé embarrassant — la honte se monétise, le pardon se sous-traite. Et pendant ce temps, le feed défile, trop vite pour qu’on pense, trop lisse pour qu’on ressente.
Marc Aurèle, stoïcien en toge mais pas déconnecté, ne cherchait ni l’extase ni le drama. Ce qu’il visait, c’était l’ataraxie : cette absence de trouble née d’un désengagement actif. Ni euphorie des likes, ni abattement devant les trolls. Un juste retrait sans fuite, une présence sans excitation.
Rien à voir avec l’influent-noceur de notre époque, suspendu aux courbes de son engagement, ivre de son image, paniqué devant les silences statistiques. Là où le stoïcien cherche la paix intérieure, lui guette les notifications. Il ne vit pas l’instant — il le monétise, le scénarise, le fige.
C’est là tout le paradoxe : vouloir vivre au présent… tout en stockant l’instant, en le collectionnant comme un bien de consommation. Le stoïcien, lui, ne veut rien posséder, même pas le moment. Il veut seulement être — lucidement, intensément, mais libre.
Proposition : une story stoïcienne dure 24h, mais elle ne montre rien. Juste le silence. Le vide.
Le stoïcien poste moins, mais il vit plus. Voilà un slogan.
🏁 Conclusion : Stoïciens 2.0 ?
Les stoïciens n’auraient sans doute pas survécu à Instagram — ou alors, en créant un compte anonyme pour poster des pensées quotidiennes et s’éclipser dans l’indifférence générale. Surtout ils auraient ri de notre époque, si facilement tournée vers ce qui ne compte pas et totalement inconsciente des vrais enjeux de la vie. Il y a bien des êtres humains qui se suicident parce qu’ils ont reçus des commentaires haineux sur un écran… on est tellement loin, mais tellement loin de la réalité et de la joie de vivre dans un monde qui existe et qui est source de bienfaits.
Mais peut-être que notre époque a plus que jamais besoin d’eux. Pour nous rappeler que ce qui compte, ce n’est pas l’image qu’on donne, mais la vie qu’on mène.
#MementoMori
#Ataraxie4Life
#StoriesAreEphemeralWisdomIsForever
P.S. A part Marc Aurèle qui avait de l’élégance, les philosophie stoïciens, du moins c’est ce que nous montrent à voir leurs portraits souvent tardifs, ne sont pas du tout photogéniques. Un handicap majeur dans la course aux likes.
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