La question du Mal chez Emil Cioran

Le mal est le deuxième élément d’une échelle de valeur instaurée par l’être humain pour pouvoir juger des choses et des êtres qui constituent le monde. Une chose n’est dite mauvaise que par rapport à un sujet qui la considère comme telle, en fonction de son caractère. Dans la Conscience du Malheur extrait du Précis de décomposition, Cioran se met au plus près du lecteur et utilise la deuxième personne du singulier comme pour rappeler que ce discours est le seul vraiment universel et que notre intimité avec le malheur est la même pour chaque individu. Mais c’est justement là le problème : « Tous les êtres sont malheureux, mais combien le savent ? » p. 605 Le mal est général mais la majorité des hommes se cachent de la réalité. Dans ce texte, le mal est caractérisé comme étant une blessure qui saigne, une maladie grave comme une tumeur qui touche tout autant le corps que les “idées”, les pensées. La lutte contre ce mal est ridicule par sa pauvreté d’action et sa faiblesse : il ne sert à rien de vouloir se protéger de lui avec, par exemple, une cuirasse « de dédain » ; les petits remèdes sont inutiles et les « pharmacies » dont notre civilisation médicalisée est si fière ne peuvent rient « contre l’existence ». Le malheur est bien trop grand pour ces pansements de fortune. La « conscience du malheur » fait de ce monde une annexe de l’Enfer et « convertit les abattoirs du temps en idylles » : l’horreur de ce mal est qu’il est présent ici et maintenant, qu’il n’est pas un quelconque futur hypothétique et craint, ou une vie malheureuse dans un au-delà, châtiment bien mérité d’une existence pécheresse. Ce mal, décrit par les pessimistes, n’est pas un mal moral, il n’est pas juste, en échouant seulement sur la tête de ceux qui l’aurait mérité. Il frappe au hasard car il est la Volonté aveugle. L’angoisse de l’existence est que cette douleur « est sans motif » ; « l’invasion des maux [est] sans l’excuse de la causalité ». Le tragique de la vie humaine, que des millénaires de mythes ou de dogmes ont tenté d’effacer, est que la souffrance n’a aucune raison d’être, n’a aucune justification qui pourrait être morale, politique ou historique, qu’elle ne fait partie d’aucun plan divin en vue d’une trop belle Rédemption. Elle n’est même pas « comme un miracle négatif » qui permettrait de comprendre, de supporter et d’attendre la Vraie vie, la vie sauvée. Pour Cioran, le comble du désespoir et le cœur de sa philosophie est que même les « indifférences surhumaines », les « forteresses d’écœurement » ou les « cuirasse de dédains », joyaux des sagesses ancestrales, sont vaines face à ce montre vital.

Tout au long de son œuvre et avec toujours beaucoup d’ironie, Cioran compare Dieu et le Diable ; aucun n’a vraiment grâce à ses yeux, mais son cynisme l’entraîne à s’attacher davantage au second, car il est vraiment plus drôle et que Dieu est finalement bien ennuyeux ; c’est une “chose” « terne, si débile, si médiocrement pittoresque […] image branlante et rachitique de notre anémie. » p. 597 Dieu est trop lointain pour que l’on puisse projeter en lui nos énergies et nos désirs si douloureux. La force du Diable, c’est-à-dire du représentant du Mal, par rapport au Dieu lointain, c’est qu’il est nous et nous sommes comme lui, des porteurs de lumière révoltés : « l’adorer serait prier introspectivement, nous prier. » p. 598 Le Diable est à la fois « l’évidence » et « l’exact ». Il possède tous les attributs humains : méchant, persévérant, agile, intelligent, ironique et surtout mesquin. Dieu est inapte par sa bonté même : « un être sans duplicité manque de profondeur et de mystère. » Le Diable et le Mal constituent la capacité humain à agir, à faire (ou à défaire) et donc à construire le monde : « L’impossibilité de s’abstenir, la hantise de faire dénote, à tous les niveaux, la présence d’un principe démoniaque. » p. 1081 Le mal est la démesure humaine, imitation pathétique « de celui qui, se ruant sur le non-être afin d’en extraire l’être et de nous le livrer en pâture, se fit l’instigateur de nos futures usurpations. » Mais adorer le Diable, ce n’est pas uniquement préférer le pire pour ne pas être déçu, mais surtout choisir la réalité face à l’illusion d’un monde, le meilleur qui soit, car « l’impureté seule est signe de réalité. » Le Mal, aussi paradoxal que cela paraisse, « regorge de vie » et cela ne sert à rien de lui rendre un culte, de lui dresser des autels car seulement en vivant, l’homme lui rend honneur. La gageure est, qu’en même temps, les hommes entretiennent « les attributs indigents du Dieu », c’est-à-dire tentent de se projeter illusoirement dans un autre monde qui serait Bon et Beau, monde qui n’existe pas.

Dans Le souci de décence, toujours extrait du Précis de décomposition, Cioran traite de l’origine de la douleur, qui est la matière, le moi et surtout les liens entre les deux, et de la façon décente, c’est-à-dire civilisée, de la supporter. La douleur n’existe vraiment que lorsqu’un moi s’empare de la matière, de la chair et s’arc-boute face aux “maux”, tente vainement de leur opposer sa volonté. La douleur devient mal lorsque le moi veut la faire disparaître. Cette lutte est une émancipation « de l’ensemble assoupi » p. 616 : le moi met en branle et isole la matière auparavant inerte et « solidaire du reste de l’univers », c’est-à-dire harmonieuse. Le moi est « le principe actif d’individuation » et le seul “agent” ou moteur de la douleur car il veut se séparer, se détacher et quitter « les délices d’une destinée statique ». Le moi permet à la chair de prendre conscience de ces liens qui l’unissent à l’univers inerte et en repos, mais par ce mouvement même, les liens sont ravivés et l’orgueil du moi veut les contrôler, les maîtriser, d’où naissance de la souffrance, car la matière ne se trouve plus en adéquation, en coïncidence avec l’univers unifié. Le mal, c’est donc le moi et le mouvement qu’il créé dans la matière individuée, objectivée aurait dit Schopenhauer. De plus, ce moi trompeur et trompé est facteur de solitude car cette douleur qu’il a provoqué, il ne peut plus la partager avec le reste de l’univers, en l’occurrence l’humanité, tout autant séparée de la totalité en repos. Et chacun souffre au milieu des autres, en traînant « son désert dans les faire et [déployant] ses talents de lépreux souriant […] » Le moi créé également l’hypocrisie humaine, cette « duplicité » que les « grands solitaires d’autrefois », les ermites et autres sages ne connaissaient pas, car ils étaient en contact avec l’Etre. La tragédie de l’homme est donc double : son orgueil tangible provoque tous les maux connus et il l’empêche de partager ces souffrances avec ses congénères. L’Ennui est total, surtout au milieu de la foule la mieux choisie. Le mal profond se trouve dans ces “liens” que nous entretenons avec tout et tous, qui « nous rattachent aux choses » : il sont à l’origine de toutes les illusions et des décalages douloureux ou angoissants entre le sujet et les objets. Mais paradoxalement et ironiquement, ces attaches, sources des souffrances, s’effacent au contact de ces mêmes souffrances. De là, la preuve de leur propre illusion. Le seul lien inaltérable et qui est le plus douloureux, est « l’obsession de nous-mêmes », ce lien du sujet à soi. Ce rapport angoissant du Moi au Soi est celui de l’illusion tragique d’être (quelque chose), l’illusion de l’individuation, « de la sensation d’être irrévocablement individu », d’être un sujet séparé et particulier : « c’est la solitude hypostasiée en essence », c’est-à-dire que la substance tragique de l’humain est cette séparation voulue par l’orgueil du moi qui se croit unique. De ce fait, le moi, c’est-à-dire l’individu, devient un prestidigitateur, un menteur, un saltimbanque, un charlatan qui se dit être ce qu’il n’est pas. Il cache l’horreur de sa douleur dans la décence de la société humaine. Il est inconvenant, indécent de montrer sa fêlure et sa compréhension « de tant de grotesque et de sublime. » Les maux doivent être cachés et le mal est indécent en public, indécent d’exister ainsi par la propre faute de l’individu. D’où la nécessité « forgée par les siècle » de le justifier par une cause extérieure et toute puissante, et de tenter de l’amoindrir par une vision optimiste, c’est-à-dire sôtériologique de la vie humaine qui alors, peut devenir transcendante. Le ridicule de la situation n’échappe pas à Cioran : c’est par le moi que l’homme souffre car ce moi engendre des liens qui ne coïncident pas avec sa volonté, et cet homme malheureux devient seul et séparé des autres. Mais en même temps, il ne peut se laisser aller « à sa solitude », à la recherche du repos dans le détachement du moi, car sinon « Dieu devrait recréer le monde ». Nous sommes incapables de vivre avec et sans nous-mêmes et c’est sur cette faiblesse que joue la Volonté en créant la société humaine qui fournir « éducation » et génération de l’espèce pour renouveler à jamais l’étrange procession structurée de cette névrose collective et immémoriale. La solution pour Cioran ? « le chaos », c’est-à-dire « être soi-même », désapprendre le monde et sans doute rechercher la vraie solitude, celle de l’ascète, même au milieu du monde.

La souffrance provient, en grande partie, de l’espoir, cette « vertu d’esclave » que bêle « des bestiaux à idéal. » p. 711 L’homme espère toujours quelque chose de meilleur dans un avenir toujours éloigné. C’est la rencontre entre ses désirs et la réalité, non pas mauvaise en soi, mais qui ne concorde pas avec les désirs, qui provoque les souffrances pourtant évitables. Pour Cioran, le comble de l’inepte est la présence de cette foule bêlante, de cet attroupement de « fantômes » alors que le salut est dans la solitude vraie. Où la trouver ? dans l’opprobe, par exemple celle qui stigmatise le « Prince des Ténèbres, le Maudit, l’Ennemi. » p. 734 La grande vertu du diable aux yeux de Cioran est d’être couvert d’injures par la masse criant son espoir dans le Bien, ces « noms qui flétrissent sa solitude » et qui le mettent à jamais à l’écart du monde hypocrite des croyants. Le prince du Mal est « l’être seul [qui] va vers le plus seul, vers le Seul […] »Ennéades de Plotin, Cioran retourne et renverse la valeur sociale du mal en en faisant ce vers quoi il faut tendre, non pas pour l’objet en lui – qui n’a d’ailleurs pas de valeur – mais pour sa position anti-sociale, sa capacité radicale à marginaliser son adorateur. Le mal et le diable sont tellement hors des conventions que c’est en eux que l’on peut croire, par provocation, lorsqu’on est saisit d’une « incapacité de croire ». Il faut bien être quelque chose et donc pourquoi ne pas rendre un culte au diable « de peur de demeurer sans emploi » , de peur de n’avoir plus aucune place dans le monde sensible, où la première obligation “sociale” est de ne pas être seul ? Le culte du Diable permet de forger une autre solitude. Le pessimiste doit être cet homme qui veut être seul, contre tous, seul dans ses croyances et dans sa vision sans illusion du monde. Le pessimiste est également celui qui ne peut plus croire en Dieu et en l’espoir, « car tout Dieu est bon », alors que la réalité ressentie est plus mitigée. De plus, ce Dieu bon est pourvu d’une tare qui le rend peu sympathique au chercheur : c’est « qu’il perpétue dans l’éternité notre désir […] », c’est-à-dire que par son attitude de Bonté, il entretien en nous l’espoir d’une bonté générale, d’un bien souverain totalement illusoire ici-bas.

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