Quelle est exactement la “vision juste” du monde et de la vie humaine telle que la présente le pessimisme ? Il s’agit d’un constat, certes rude, mais qui, justement par sa sécheresse, rend le lecteur lucide. Schopenhauer, dans le Monde comme volonté et comme représentation, en fait le catalogue dans les paragraphes 57, 58 et 59 et dans le supplément XLVI. Ce constat d’une vie rude, chaque individu en fait l’expérience, au moins une fois dans sa vie, subit la souffrance ou l’inflige. Mais sans doute faut-il du courage pour accepter, comme une bravade, les conséquences d’une telle vision du monde humain. C’est ce courage qui semble manquer à ceux qui dénient toute valeur au pessimisme. Le pessimisme apparaît alors comme une provocation et un phénomène inactuel. Nietzsche, dans son Schopenhauer éducateur (Considérations inactuelles, la Pléïade) présente le pessimisme, qu’il défendait alors avec vigueur, comme une philosophie « contre notre temps » p. 600 , ce siècle du progrès historique, scientifique et politique : « la fondation du nouvel Empire allemand serait le coup décisif et destructeur de toute espèce de philosophie “pessimiste” – il n’y a pas à en démordre. » p. 601 Le temps des nations est une époque bien trop optimiste dans le progrès de l’Humain. Il reproche en outre à ce temps-là d’avoir l’esprit davantage tourné vers les faits et donc vers le journalisme, la nouvelle philosophie, ce qu’aujourd’hui nous qualifierons de maladie de l’information ou de la communication : « toute philosophie qui croit qu’un événement politique est susceptible de différer, ou qui plus est de résoudre le problème de l’existence est une philosophie pour rire, une pseudo-philosophie. » Il s’agit ici, d’une critique à peine voilée de l’hégélisme ambiant que Schopenhauer, le maître, avait déjà vilipendé. Notre propre époque, qualifiée parfois de post-nietzschéenne, est l’exacte image de ce travers, et le pessimisme nous semble, dans sa posture si inactuelle, prendre encore plus d’importance. Tout au long du XIXe et du XXe siècles, « l’Etat [fut] la fin suprême de l’humanité » ; aujourd’hui, au XXIe siècle, on assure que cette finalité, cet horizon intellectuel se trouve dans le profit et le marché : « je reconnais là, non une rechute dans le paganisme, mais dans la bêtise. » p. 602 Selon le jeune Nietzsche, l’Etat « prétendu national » demande à la foule un culte idolâtre, comme jadis l’Eglise qui seule savait contenir les « forces antagonistes ». N’est-ce pas, actuellement le discours de certains, prétendant que seul le marché pourra réguler la société, et que lui seul, si on voulait bien le laisser faire, intrinsèquement, apportera le bien-être dans l’équilibre des richesses partagées ? Mais, dans cette nouvelle religion de l’Histoire, c’est l’égoïsme qui est mit à l’honneur : « Ils pensent à eux-mêmes avec plus de hâte et d’exclusivisme que jamais encore les humains ne l’on fait […], ils construisent et plantent pour leur journée, et la chasse au bonheur n’est jamais plus acharnée que lorsqu’il faut le capturer entre aujourd’hui et demain, parce qu’après-demain peut-être la saison de la chasse sera à tout jamais finie. » p. 604 Prophète, Nietzsche crie ; « Nous vivons la période des atomes, du chaos atomique […]. La révolution ne peut être évitée, la révolution atomique. »
Le pessimisme est donc attaché au contexte historique de la “modernité”, du positivisme, de la croyance dans le progrès scientifique et technique. « Au milieu de ces périls de notre période, qui donc désormais consacrera ses services de veilleur et de chevalier à l’idée d’humanité, au trésor du temple sacré et intangible que les générations les plus diverses ont peu à peu accumulé ? Qui dressera l’image de l’homme, quand tous ne sentent en eux que le ver de l’égoïsme et une terreur immonde, et sont tellement déchus de cette image, tombés dans l’animalité, voire dans la rigidité mécanique ? » p. 605 Ce chevalier c’est Arthur Schopenhauer. Mais qu’a t-il donc de si différent des autres ? Il est, pour le jeune Nietzsche, un nouveau Montaigne : « En vérité, du fait qu’un tel homme a écrit, le plaisir de vivre sur cette terre en a été augmenté. » p. 587 On est loin de l’image d’un philosophe frustré et renfrogné et surtout d’une philosophie de la souffrance et du pire. En fait, les deux penseurs, Montaigne et Schopenhauer, ont en commun « une joviale sérénité qui a le don de rendre serein » p. 592 : le pessimisme rend heureux. Ce sont des philosophes solitaires qu’exècrent toutes les formes de tyrannies car ils haïssent le paraître. Après tout, Schopenhauer fut « le guide qui conduit des hauteurs de la morosité sceptique ou du renoncement critique à celles de la contemplation tragique, avec le ciel nocturne et ses étoiles à l’infini au-dessus de nous. » p. 594 Nietzsche-poète serait-il plus près de la vérité que Nietzsche philosophant à coups de marteau ? Le pessimiste c’est l’homme de Schopenhauer, qui historiquement vient après l’homme de Rousseau (le révolutionnaire) et l’homme de Gœthe (le romantique). Il est le héros de ces temps moderne, l’homme véritablement héroïque qui se demande, en toute lucidité, « Quelle est la valeur de la vie en général ? » p. 600 C’est celui qui ose, frondeur, poser la question de la valeur du monde, de sa finalité, de son sens, à un moment où toute la planète vibre des exploits scientifiques qui annoncent à Absolu final et la Fin de l’Histoire (à moins que ce ne soit la destruction de la planète, ce qui revient au même !) « L’homme de Schopenhauer prend sur lui la souffrance volontaire de la véracité […] »p. 607 Par son activité philosophique, voire métaphysique (car cette dernière n’est pas (encore ?) morte), cet homme héroïque se converti et tue sa propre volonté. Cet outrage à la Création, selon certains, fait de l’homme de Schopenhauer un nouveau Méphistophélès : « cette façon de dire le vrai semble aux autres hommes un épanchement de méchanceté ; car ils considèrent la conversation de leurs médiocrités et de leurs fariboles comme un devoir d’humanité, et ils pensent qu’il fait être bien méchant pour leur casser leurs jouets. » Non, la négation n’est pas toujours le signe du Diable ! Car chez Schopenhauer, la négation est justement le signe de « l’épanchement de cette puissante aspiration à la sanctification et au salut […] » Si on oublie les termes bien trop “chrétiennement corrects “, ce que veut dire Nietzsche c’est que le pessimisme, dans un renversement des valeurs et des paradoxes, atteint le sacré de la vie humaine, et s’éloigne de la vie humaine pratique, quotidienne, banalement optimiste. C’est par la négation que l’on atteint l’Etre. D’ailleurs, Nietzsche qualifie la philosophie schopenhauérienne et ses conséquences pratiques avec des termes très positifs voire mystiques : le cœur s’épanouit dans un calme merveilleux, une telle connaissance est un « feu fort et dévorant […] très au-dessus d’une contemplation chagrine et maussade. » p. 608 L’homme de Schopenhauer est un individu authentique qui a parfaitement conscience de ses souffrances ; au contraire, l’homme du quotidien est celui qui tente, par tous les moyens mis à sa disposition, de se divertir pour oublier le mal et alors de passer au-dessous de l’essentiel : « tous les agencements de l’homme ne sont-ils pas ordonnés pour que dans une distraction constante des pensées la vie ne soit pas sentie ? Pourquoi veut-il si fort le contraire, c’est-à-dire justement sentir la vie, c’est-à-dire souffrir de la vie ? » p. 609 Le pessimiste, par sa connaissance juste du monde et donc sa lucidité, regarde en face et affronte la souffrance du monde, ce qui lui permet de vivre réellement, en humain. Evincer la souffrance, ne pas la reconnaître comme existante et faisant partie de ce monde, vivre selon un mode optimiste et progressiste, c’est nier la Vie humaine faite de bien et de mal. Le pessimisme ne fait que nier cette négation-là. Pour Nietzsche, l’importance de Schopenhauer est que son idéal quasi métaphysique peut s’établir au cœur de la vie quotidienne et la renverser, la convertir, car Schopenhauer est un éducateur. Il propose, comme “programme”, une lutte de tous les jours « contre tout ce qui nous a privés, nous, de l’accomplissement suprême de notre existence […] » : c’est un combat individuel, car le “salut” n’est pas collectif comme le présuppose le christianisme. Au lieu de croire, il faut connaître, puis de nier, c’est-à-dire d’ôter de notre chemin tout ce qui nous est hostile. Il ne faut plus haïr notre individu et sa « misérable limite » mais bien tout ce qui, venant de la « culture » nous a empêché d’atteindre cet état supérieur de sagesse. Le “moi” n’existe réellement quand dans cet au-delà, car c’est uniquement là que nous sommes être humain. « Il est des moments comme des étincelles du plus clair et du plus adorable des feux, à la lumière desquelles nous ne comprenons plus le mot “moi”. Il y a au-delà de notre être quelque chose qui dans ces moments devient un en-deçà, et c’est pourquoi nous aspirons du plus profond du cœur à ces ponts entre ici et là. » p. 617 Ce que nie ou haït le pessimisme c’est cette naissance qui nous a privé, pour un temps, de cette existence supérieure, de cette sagesse, de cette béatitude. Toute la force et le courage consistent alors à refuser cette vie d’après la naissance, qui nous accable et nous contrarie, dans le dessein le plus juste de l’homme, la quête de la sagesse. L’homme doit se comprendre « comme une œuvre manquée de la nature, mais en même temps comme le témoignage des intentions les plus grandes et les plus merveilleuses de cette artiste […] » p. 619
Ce pessimisme « est aussi vieux que la nostalgie de la culture » , c’est-à-dire de la connaissance de soi qui nous élève et peut faire de nous des philosophes, des artistes ou des saints. Mais il n’est pas non plus le but de la pensée, il n’est que « la racine [de la connaissance ], mais non sa fleur, son étage le plus profond mais non son pignon, le début de sa carrière, mais non son but […] » Il ne s’agit pas de nier ou de haïr pour le simple plaisir de ces émotions qui seraient alors bien vulgaires. Le pessimisme n’est qu’un moyen pour être « admis dans cet ordre entre tous sublime des philosophes […] alors seulement une fin nouvelle sera fixée à notre amour et à notre haine. » Pour ce faire, le quêteur doit d’abord poser son regard intérieur sur lui-même pour atteindre cet état de connaissance impavide de soi, de sérénité. A ce moment, il faudra tourner ce regard vers l’extérieur, sur le monde, et alors « l’individu doit se servir de son combat et de son aspiration comme l’alphabet avec lequel il pourra désormais déchiffrer les efforts des hommes. » p. 621 Pratiquer le pessimisme est rude, c’est une lutte contre soi-même, facilitée cependant par le fait qu’elle est née d’une aspiration vers l’Etre. C’est également une lutte contre les influences du monde conformiste, des habitudes et des institutions qui forment la société. Le pessimiste n’est donc pas un ascète retiré au désert, mais un pourfendeur des conformismes qui agit dans le monde pour s’en détacher car il a comprit ou intuitionné que ce monde ne faisait que l’attirer en-deçà de sa vraie existence. Cette voie, selon Nietzsche, est le contraire de ce que propose la modernité ; c’est pourquoi le pessimisme est inactuel. En effet, le monde égoïste « capitaliste » ou « des affairistes » demande toujours plus de profits. La majorité des hommes n’a pas besoin de cette connaissance de soi et du monde que donne le pessimiste éducateur. Aussi, ce monde actuel (le nôtre comme celui de Nietzsche) « exècre ici toute éducation qui rend solitaire, qui pose des fins supérieures à l’argent et au gain, et qui consomme beaucoup de temps […] » p. 622 Pour l’égoïsme national, la connaissance, la culture doivent être utiles, comme la science et la technique ; et notre auteur de comparer cette situation politique avec celle du christianisme moderne, dévoyé et dégénéré, devenu une puissance d’Etat hypocrite qui contredit son but originel.