Article publié à l’origine en janvier 2012 sur mon blog http://metreya.blog.lemonde.fr : un rêve.
Je le publie de nouveau ici après avoir reçu un message d’Olivier qui a trouvé quelques similitudes entre ce que je décris ici, et ce que lui-même est en train de vivre. Je publie donc également son commentaire. Je parle du Pakistan, de Peshawar, il parle de la Syrie, de Raqqa. Nous écrivons les rencontres, les souvenirs, les amers adieux et le rêve qui s’instille alors dans nos esprits.
Un rêve
« Parfois j’ai l’impression que j’ai rêvé ma vie… que tout ce que j’ai vécu disparaît peu à peu dans un brouillard, le même que celui qui envahit mon esprit quand je me réveille. Mes souvenirs existent-ils vraiment ou bien ne sont-ils comme ces rêves aveugles qui peuplent mon inconscient ?
L’oubli est un bienfait de l’humanité. Il nous faut oublier pour avancer, continuer la route et ne pas rester cloué, fixé, torturé aux jours passés. Mais parfois je vois l’oubli qui fait son œuvre et la douleur est grande, parce qu’un pan de ma vie s’éloigne et qu’il est illusoire de vouloir la faire revivre.
Je rêve parfois d’avoir vécu tout ce que j’ai vécu au Pakistan… Je crois que j’ai rêvé les rues de Peshawar, les bazars colorés, les bruits et les odeurs de cette ville d’Orient. Les saveurs des naan qui cuisent dans les tandoor, les fours de terre, les étals de petits concombres, de tomates et de mangues, la vue pénible des morceaux de viande rouge encerclés d’armées de mouche ou celle alléchante des poissons argentés de la rivière de Kaboul. Je crois avoir rêvé les fêtes dans les maisons de la ville, chez les cousins, les oncles, les tantes : les heures passées devant un tasse de chaï, la télévision diffusant un match de cricket… hommes et femmes ensembles, les enfants courant dans les jardins ou se lançant dans les bras toujours affectueux de l’un ou l’autre des adultes. Je crois avoir rêvé les routes de montagne, les ciels immaculés des hautes altitudes, les vallées toutes plus belles les unes que les autres… Hunza, Chitral, Gilgit… mais aussi celle de l’autre côté de la frontière… Leh, Alchi au Ladakh.
Il ne me reste que quelques restes, quelques miettes que je dévore parcimonieusement, de peur qu’elles ne disparaissent à leur tour : les chansons de Lata Mangeshkar, le chaï ou le thé vert à la cardamome, le palak panir, mes salwar kameez colorés ou mes pachminas qui débordent dans mon armoire…
Quand on est jeune on croit que l’amour doit être logique, évident, comme un éclair dans un ciel pur… parfois il n’est qu’illogique, improbable et d’autant plus fort. On crois aussi souvent que l’on aimera qu’un homme, qu’une femme, qu’un enfant… je n’ai jamais été monogame… je suis amoureuse d’un pays… d’une civilisation plusieurs fois millénaires, bien plus ancienne et limpide que les quelques décennies d’existence du Pakistan d’aujourd’hui. J’aime une terre où la culture humaine se déploie depuis 5000 ans, depuis les cités antiques des rives paisibles de l’Indus, aux origines du bouddhisme jusqu’à l’islam et aux guerres civiles actuelles. Malgré moi, contre mon évidence même, hors de ma raison et tout ce qui a produit mon existence occidentale, il n’y a rien à faire, c’est toujours en moi… c’est là que l’on se dit qu’effectivement l’amour rime avec toujours.
Je lis les larmes aux yeux Les Cerfs-Volants de Kaboul… j’ai longtemps hésité à lire ce livre, je savais bien pourquoi… j’avais raison. Rien de pire que de se sentir immigrée dans son pays natal, alors que la terre de mon âme, mon watan, est de l’autre côté des mers. »
Olivier a dit le 14 novembre 2014 :
Je suis bouleversé par votre texte.
J’ai aimé moi aussi, mais à Raqqa, mon petit paradis de Syrie devenu capitale d’un état islamique, qui m’est maintenant comme interdit à jamais.
Qu’est devenu mon ami là-bas ? On dit qu’ils ont tué les musiciens… S’est-il enfui en Turquie avant l’arrivée des tueurs ? A-t-il caché l’instrument de musique que, notre premier soir, il me présenta comme on le fait de deux amis qui ne se connaissent pas encore ?
Et ce soldat qui n’était que fougue, fierté, tendresse, jeu, ce soldat qui me tourmentait délicatement, qui taquinait ma peau et se moquait de mes réticences et de mes pudeurs, la guerre en a-t-elle fait un tueur ?
Et tous ces gens qui me couvraient de bienveillance, m’invitaient chez eux, appelaient leurs amis pour partager ce moment, que pensent-ils aujourd’hui ? Sont-ils saisis de cette folie ? Non, je ne peux pas le croire. Je les imagine terrorisés, honteux de ce qui a été fait aux étrangers comme aux leurs… assommés ou révoltés qu’un tel malheur se soit abattu sur leur ville.
Inlassablement, je me souviens de Raqqa, de ces nuits au bord du fleuve, de la douceur de la nuit, des baisers tendres, presque chastes, du goût du thé, de nos danses au son du transistor, du feu. Ils doivent s’en souvenir aussi. Tant que nous nous souvenons, ce n’est pas tout à fait mort.
En détournant les mots de Marcel Bozonnet, j’écris en pleurant : « Jamais mon coeur n’a retiré sa bienveillance à la ville de (Raqqa) »
Vous comprenez, vous aussi,
vous savez, là bas,
eux,
magnifiques, uniques. Si loin désormais.
Merci Olivier aussi pour votre sincérité et votre émotion.
Puisque cet article devient tout autre chose que ce qui avait été écrit en janvier 2012, j’y ajoute cette musique et ces autres mots, ceux de Matthew and the Atlas dans le titre Pale Sun Rose :
North coast swells
I feel it when the cold comes in
Run red deer
They’ll need you when they hunt your skin
To the corners of my mind again
Cold and clean
A ringing on an open plain
My memory is all but gone
Back to my whispering mind
A shimmer on the dusty morn
Wheel will turn
Spinning and my past will burn
But it seems so long, my friend
My memory is all but gone
Back to my whispering mind
I wait with all threats
While the Earth, it slowly spins
I recall some other place, son
Of the time just for the moment
But it’s been this way for a thousand years
For the North
But I’m starting to forget
I’m starting to forget