Tout le monde, des médias aux philosophes, affirme que nous vivons dans une époque et une société des images ; je ne suis plus d’accord et je trouve plutôt que nous sommes entourés, baignés, submergés de mots, qui font offices d’images mais surtout d’actions, et qui sont pourtant laissés à l’abandon de définitions.
L’écrit n’a jamais été aussi présent dans nos vies modernes. L’hyperconnexion n’est pas synonyme finalement de désert langagier. Nous n’avons jamais autant écrit, dans les courriels, les SMS, nous sommes mêmes devenus des maîtres de l’aphorisme twitterial (!). Pourtant quelque chose à changé, et ces écrits ne sont pas ceux que l’on croit. En effet, notre société utilise et suscite les mots, en invente, les bouscule. Elle en fait des armes dans des guerres médiatiques où les trolls de nos forums côtoient des pseudo-intello. Ils ont bien plus de force que les images, car on le sait depuis les sophistes, le langage est le vrai et seul pouvoir, car c’est l’outil de la connaissance.
Les mots sont aussi nos armures, ceux que l’on brandit quand on se sent attaqué dans ses retranchement. Ce sont nos « valeurs », ce mot lui-même valise de beaucoup d’autres. Mais ce qui me frappe c’est que tout ces mots ne sont jamais définis. Ils sont jetés, brandis, on se bat, on échange, mais jamais, jamais nous nous mettons d’accord sur leurs sens. Chacun fait comme si tout le monde savait, chacun croit qu’il y a bien quelque chose derrière le vide sémantique. Mais personne ne prend la responsabilité de dire : « voilà ce qui est dit quand je dit… ». Et ainsi, on nous bassine avec le partage, la coopération, la fraternité, la tolérance, avec ces valeurs qui devraient avant tout être des moyens d’évaluer notre action et pas les fondement de notre agir. J’ai rencontré cet écueil dans ma découverte de l’Economie sociale et solidaire, qui affirme des principes sans que jamais on ne sache ce qu’ils recoupent vraiment. C’est un étandard dont le secteur se drape et qui fait office de vertus, mais on est incapable de découvrir les Tartuffe. Mais c’est aussi vrai pour d’autres mots que l’on entend partout et qui ne nous disent rien de ce que pense la personne qui le prononce, comme par exemple démocratie, sécurité, égalité…
Car là se trouve le vrai point sensible. Peut-être passons sur le défaut de définition : les philosophes passent leurs temps à ce travail d’Hercule et cela fait 2500 ans en Europe que l’on s’écharpe pour savoir ce que veulent dire les concepts. Mais jusqu’à présent, les mots restaient à leur place, enfermés dans les livres, lus par des yeux avides, dits par des bouches ou pensés par des esprits rapides. Mais voilà qu’ils se substituent à nos actes. Mot devient synonyme d’action. Si je dit « partage », c’est que je partage effectivement, c’est que le partage advient car il a été prononcé. Les mots ne sont plus de simples incantations, des potentiels, ils sont devenus des réalités, les seules réalités qui se baladent dans notre monde. Le brillant de leur carapace fait oublier le vide désespérant de leur être, car ce ne sont que des mots, des signifiants qui manquent d’épaisseur, de profondeur pour que le lien s’établisse avec le signifié. Ils sont à l’image de notre société, un masque, une illusion dont tout le monde se contente car ils font « propre sur eux » et intelligents.
C’est peut-être là la conséquence de ma formation (entre autre) philosophique mais je deviens de plus en plus sensible à cette question de la définition, à tel point que j’ai fait ce travail transdisciplinaire dans mon travail universitaire lors de cette année de formation.
Le vide de cette illusion des mots nous montre, à mon sens, le vide de l’incarnation de notre monde : finalement, nous les humains, nous ne voulons plus vraiment être-là, alors nous utilisons les mots, nés de nous pourtant, comme des avatars de notre Etre. Mais comment incarner ce que l’on dit ? Comment être ce que l’on pense et ce que l’on défend dans ses discours ? C’est là une question politique.