« Idolâtres par instinct, nous convertissons en inconditionné les objets de nos songes et de nos intérêts. L’histoire n’est qu’un défilé de faux Absolus, une succession de temples élevés à des prétextes, un avilissement de l’esprit devant l’Improbable. Lors même qu’il s’éloigne de la religion, l’homme y demeure assujetti ; s’épuisant à forger des images de dieux, il les adopte fiévreusement : son besoin de fiction, de mythologie triomphe de l’évidence et du ridicule. Sa puissance d’adorer est responsable de tous ses crimes : celui qui aime indûment un dieu, contraint les autres à l’aimer, en attendant de les exterminer s’ils s’y refusent. […]
On ne tu qu’au nom d’un dieu ou de ses contrefaçons : les excès suscités par la déesse Raison, par l’idée de nation, de classe ou de race sont parents de ceux de l’Inquisition ou de la Réforme. […]
Lorsqu’on se refuse à admettre le caractère interchangeable des idées, le sang coule…
Dans un esprit ardent on retrouve la bête de proie déguisée ; on ne saurait trop se défendre des griffes d’un prophète … Que s’il élève la vox, fût-ce au nom du ciel, de la cité ou d’autres prétextes, éloignez-vous-en : satyre de votre solitude, il ne vous pardonne pas de vivre en deçà de ses vérités et de ses emportements ; son hystérie, son bien, il veut vous les faire partager, vous l’imposer et vous défigurer. Un être possédé par une croyance et qui ne chercherait pas à la communiquer aux autres, est un phénomène étranger à la terre, où l’obsession du salut rend la vie irrespirable. Regardez autour de vous : partout des larves qui prêchent ; chaque institution traduit une mission ; les mairies ont leur absolu comme les temples ; l’administration, avec ses règlements, métaphysique à l’usage des singes… Tous s’efforcent de remédier à la vie de tous : les mendiants, les incurables même y aspirent : les trottoirs du monde et les hôpitaux débordent de réformateurs. […]
Le fanatique lui, est incorruptible : si pour une idée il tue, il peut tout aussi bien se faire tuer pour elle ; dans les deux cas, tyran ou martyr, c’est un monstre. Point d’êtres plus dangereux que ceux qui ont souffert pour une croyance : les grands persécuteurs se recrutent parmi les martyrs auxquels on n’a pas coupé la tête. Loin de diminuer l’appétit de puissance, la souffrance l’exaspère […] »
Emil Cioran, Précis de Décomposition, p.2-5
J’avais envie de partager avec vous ces toutes premières lignes du Précis de décomposition de Cioran publié en français en 1949. Cela fait toujours du bien de lire et de relire Cioran : son verbe acide manque cruellement à cette époque-ci où les fanatiques qui sont tout autant religieux que politiques, pullulent pour notre plus grand mal…