Il y a des continents que l’on ne visite jamais, et d’autres que l’on rencontre tardivement. On ne sait pas pourquoi, mais nos premières attractions nous conduisent vers des mondes qui nous conviennent et avec lesquels on vit sans arrêt. Mais on sait qu’il en reste de nombreux, inexplorés pour nous même si d’autres, nos contemporains, les connaissent, les apprécient et en vantent les charmes. Ce phénomène est très exact en littérature, car il est extrêmement difficile de lire et de découvrir tout ce qui a été écrit par les Hommes en une vie. La lecture est une pérégrination dont finalement nous ne commandons pas, et parfois on reste des années sans lire des auteurs que tout le monde admire. C’est mon cas avec H.P Lovecraft.
Voici un auteur dont j’ai évidemment beaucoup entendu parler, mais que mon parcours de lecture ne m’avait jamais fait rencontrer. Pour un défi de lecture, j’ai décidé de découvrir Lovecraft et son monde de créatures étranges, d’angoisses et d’horreur. N’étant pas foncièrement attirée par les histoires qui font peur, cela explique également le retard que j’ai pu prendre dans ce genre de lectures.
Trahison ?
Je connais bien sûr le mythe de Cthulhu et l’influence que l’œuvre de Lovecraft a pu avoir dans le style fantastique, que ce soit en littérature comme au cinéma.
Je suis donc entrée dans cette œuvre avec un certain enthousiasme, comme à chaque fois que je découvre quelque chose de nouveau. J’ai donc commencé par la lecture de la nouvelle « Le cauchemar d’Innsmouth ».
Et là, j’ai eu comme un sentiment de trahison. Trahie par tous ces amis, ces proches qui me vantaient les délices de la lecture angoissée de Lovecraft, mais qui ne m’avaient absolument pas prévenue sur un élément pourtant évident : le racisme violent et putride de l’auteur.
J’ai pris cette nouvelle « en pleine figure » et j’avoue que cela m’a pas mal secouée. C’est comme si le monde de la littérature tout entier m’avait caché un défaut génétique pour rendre la mariée plus avenante.
Pourtant, l’évidence est là et dans la nouvelle, le racisme de Lovecraft se sent à des mille à la ronde comme l’odeur de poisson des créatures marines qui viennent hanter les rues d’Innsmouth. La violence de l’écriture est dérangeante et les descriptions d’êtres inférieurs, dégénérés par un métissage malsain avec des créatures sataniques, ne laissent aucun doute sur les idées politiques de l’auteur.
En refermant ma liseuse, après une lecture où, pour dire la vérité, je n’ai absolument pas été effrayée par l’histoire, mais bien plutôt par ce que je venais de découvrir, j’ai décidé de faire quelques recherches. Peut-être était-ce moi qui voyais le mal là où il n’y en avait peut-être pas, puisque visiblement personne n’en parlait !
Mais en fait si, cette tare est bien connue. J’ai donc lu d’autres textes de Lovecraft et je me suis baladée sur des forums de fans. J’ai été alors médusée par les monceaux d’excuses que tous ces participants trouvent à Lovecraft quand la question du racisme est posée. C’est culturel, c’est contextuel, lié à l’époque à laquelle il vivait : en gros, si vous étiez né aux États-Unis au début du XXe siècle, vous étiez normalement raciste, cela faisait partie de l’éducation ! Lovecraft est considéré comme un Maître, et sa haine de l’autre, son antisémitisme maladif et son amour d’Hitler ne doivent en rien venir ternir son aura. C’est pathétique !
Deux poids deux mesures
Ce qui me gène par-dessus tout ce sont les excuses que visiblement les fans et autres experts trouvent à l’auteur pour chercher à faire passer ce qui, à mes yeux de néophyte vierge de toute contamination, est pour le moins un racisme assumé et même au centre d’une œuvre qui se veut universelle.
Ce qui me gène c’est enfin le « deux poids deux mesures » que l’on pratique allègrement dans la catégorie littérature. À certains, comme Lovecraft voire Hergé, on passe cette « erreur de jeunesse », mais à d’autre beaucoup plus talentueux comme Céline ou Heidegger, leurs idées politiques doivent absolument remettre en cause la force de leurs œuvres écrites. Pourquoi ? Peut-être est-ce dû à la place des œuvres proprement dites : Lovecraft et Hergé sont des auteurs populaires, tandis que Céline est l’auteur d’une littérature d’une autre envergure, reconnue pour sa qualité et sa force ; quant à Heidegger, il est considéré comme le philosophe du XXe siècle ! Les exégèses et les exégètes de ces deux types d’œuvres ne font pas le même travail, et en écrivant cela j’ai la sensation de faire preuve, moi aussi, d’un mépris social et culturel. Pourtant, je ne vois pas pourquoi les idées racistes des uns pourraient davantage être excusées que celles des autres.
Contre le monde, contre la vie
Je me suis alors souvenue que Michel Houllebecq avait écrit, au début de sa carrière, un petit livre sur H.P Lovecraft : Contre le monde, contre la vie. J’apprécie beaucoup Houellebecq, son personnage cynique et sa littérature qui elle aussi se veut « contre le monde, contre la vie ». Si Houellebecq a écrit ce texte sur Lovecraft c’est parce qu’ils sont unis dans leur fatigue congénitale et leur dégoût du monde, des Hommes, de la vie. Ce que j’ignorais de Lovecraft : comme Schopenhauer, comme Cioran, comme Artaud, il ne sait pas vivre dans ce monde, car il a cette conscience aiguë du Mal et de la souffrance qu’est la vie sur terre.
« Peu d’êtres auront été à ce point imprégnés, transpercés jusqu’à l’os par le néant absolu de toute aspiration humaine. L’univers n’est qu’un furtif arrangement de particules élémentaires. Une figure de transition vers le chaos. Qui finira par l’emporter. La race humaine disparaîtra. D’autres races apparaîtront et disparaîtront à leur tour. […] Et les actions humaines sont aussi libres et dénuées de sens que les libres mouvements des particules élémentaires. Le bien, le mal, la morale, les sentiments ? Pures « fictions victoriennes ». Seul l’égoïsme existe. Froid, inentamé et rayonnant. »
Dans son livre Houellebecq est très honnête et parle sans fard du racisme de Lovecraft. Il ne l’excuse pas, mais l’explique : selon lui se serait son séjour de quelques années à New York, après son mariage, qui aurait transformé un mépris de classe et de race d’un WASP déclassé en haine totale des noirs et des immigrés venus voler la dignité des blancs. Lovecraft aurait été confronté à la pauvreté rude dans une ville-monde où trouver du travail n’est pas facile quand on ne sait qu’écrire et lire. Il aurait été en concurrence avec ces nouveaux venus dégénérés et en rentrant chez lui, à Providence, il aurait manifesté cet échec en haine raciale dans ses nouvelles les plus célèbres.
« New York l’aura définitivement marqué. Sa haine contre l’ »hybridité puante et amorphe » de cette Babylone moderne, contre le « colosse étranger, bâtard et contrefait, qui baragouine et hurle vulgairement, dépourvu de rêves, entre ses limites » ne cessera, au cours de l’année 1925, de s’exaspérer jusqu’au délire. »
Pour Lovecraft, comme pour Houellebecq, la réalité du monde, sa puanteur et son manque total de sens, les rendent inaptes à la vie sociale, économique et politique. Pourtant, comme Cioran, comme Schopenhauer, comme Artaud, ils ne savent pas affronter vraiment ce Néant, puisqu’ils écrivent. En effet, savoir que tout est néant cela ne veut pas dire savoir s’y abandonner.
Il y a trois postures possibles quand on est atteint de cette terrible lucidité. La première est le suicide, qu’il soit physique ou social, c’est-à-dire renoncer au monde par exemple dans l’érémitisme ou vivre hors du monde, par exemple dans une cabane dans la forêt. La seconde est la haine du monde et des autres comme des repoussoirs et des exutoires à la douleur de la vérité. Enfin, la troisième posture est celle de l’indifférence, stoïcienne, sceptique ou bouddhique.
Ces trois attitudes face au néant de la vie sont complémentaires et on peut (sur)vivre en pensant toujours au suicide tout en cherchant l’indifférence apaisante. On peut aussi décider d’écrire pour éviter le pire et faire semblant que tout va bien.
Je l’avais lu hier sur mon portable mais n’avais pas pu commenter. J’ai entendu parler de son racisme crasse il n’y a guère si longtemps, et je confirme que ça ne venait pas de la bouche de ses admirateurs… Si, au XIXème siècle, ce sont des choses qui peuvent être « pardonnables » (mais pas toujours, j’hésite encore sur « Cinq semaines en ballon » de Jules Verne et j’avais détesté le mépris de classe et le sexisme de Tolstoï dans « Guerre et Paix »), au XXème siècle, je suis en général un peu plus sévère. Tout va dépendre de la portée de l’oppression dans l’oeuvre, mais ce que tu racontes me dit que Lovecraft et moi, ça ne va pas passer.
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Surtout ce qui me gène c’est que des auteurs peuvent avoir des idées avec lesquelles on n’est pas d’accord mais les retrouver de cette façon très violente dans leurs écrits, c’est le première fois que je le vois et à cette échelle. Et enfin, je le redis, c’est le fait que, bien que très à l’écoute de ce qui se dit dans le monde de la littérature et aussi de la littérature de l’imaginaire, je n’ai jamais entendu parlé de tout cela, ce qui prouve que cela se sait mais qu’on le cache, parce que Lovecraft est un « maître » ! On refuse de rééditer les œuvres racistes de Céline, ce que je peux comprendre… mais on continue d’éditer celles de Lovecraft où pour me moins cela pue la haine de l’autre !
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Je ne sais pas si j’ai envie de le lire alors… Mais du coup, est-ce quelque chose de visible dans quasiment toutes ses oeuvres ?
Il me semble que « Voyage au bout de la nuit » de Céline n’est pas antisémite. (je ne l’ai pas lu, mais j’ai cru comprendre)
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Je n’ai pas l’intention de lire tout Lovecraft, mais d’après ce que j’ai compris de ce que disait Houellebecq, c’est surtout visible dans ses nouvelles écrites après son retour de New York. Et pour Céline, j’ai commencé à la lire il y a très très longtemps mais je n’ai pas fini de le lire : je me suis toujours dit qu’il faudrait que je le termine et de ce que j’en ai lu, je n’ai pas ressenti d’antisémitisme dans ces pages. Ce sont d’autres oeuvres de Céline qui sont plus dans cette veine. Il y a quelques semaines il y a eu une polémique très « parisienne » qui faisait état d’une possible réédition de ces textes racistes, mais finalement cela ne s’est pas fait.
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Aha, tu m’étonnes ! Pour Céline, j’ai bien entendu parler de la polémique sur ses écrits racistes, et je ne suis pas pour… Polémique très « parisienne » ? 😮
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Comme je vous devine « atteinte de cette terrible lucidité », je vous vois bien dans la posture de l’indifférence, stoïcienne, sceptique ou bouddhique.
Non ?
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Non pas forcément 😉 la fuite est aussi un moyen très tentant.
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Tout cela est ridicule ! Les habitants d’Innsmouth ne sont pas issu d’un métissage avec une race humaine mais avec des monstres marins ! Et !e thème principal de la nouvelle n’est pas simplement le peur de l’autre, mais celui de la perte de sa propre identité. Songez à la fin, à comment ce qui était répugnant pour le narrateur lui devient finalement désirable…
Ce que disent les connaisseurs de Lovecraft, ce n’est pas qu’il n’ait jamais été exprimé d’idées racistes dans ses textes, mais que ce racisme n’est pas central à son oeuvre, et que ses chefs-d’oeuvres, comme « La couleur tombée du ciel », en sont totalement dépourvus.
Parler de « deux poids deux mesures » n’a pas de sens quand on compare soi-même des pommes avec des oranges. D’abord, si on peut parler d’ « erreurs de jeunesse » à propos de Lovecraft, et d’Hergé, c’est que sur ce sujet leurs idées n’ont cessé d’évoluer tout au long de leur vie, et que cela se reflète dans leurs oeuvres. Ce qui n’est pas vraiment le cas pour Céline (et en ce qui concerne Heidegger, on a longtemps nié son antisémitisme, jusqu’à la publication toute récente de ses carnets qui démontrent à quel point sa philosophie y était liée)
Ensuite, ce qui fait polémique chez Céline, ce ne sont pas pas ses romans mais ses pamphlets délirants appelant au génocide. Entre cela et des oeuvres de fiction, même imprégnés de stéréotypes raciaux, il y a une certaine différence…
(Quant à Houellebecq, son livre sur HPL est brillant, mais on ne saurait le considérer comme un biographe fiable de Lovecraft.)
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