C’est après avoir mis le nez dans mes notes des cours de Rémi Brague, sur l’étude comparée des philosophies médiévales en 2003-2004, que j’ai compris le point crucial de la polémique qui touche Sylvain Gouguenheim. La thèse de Sylvain est assez claire, mais finalement elle peu porter à confusion si on se laisse emporter par des idées politiques, malvenues ici car il s’agit d’histoire et de philosophie. En fait, il réaffirme – car ce qu’il écrit n’est pas une découverte de sa part, mais un réajustement à partir de travaux de spécialistes – que l’Occident chrétien a eu un accès direct à la philosophie et plus largement la “science” grecque de l’Antiquité par la traduction très précoce de ces ouvrage, du grec au latin, par des chrétiens d’Orient, soit Byzantins, donc issus d’un Empire chrétien, soit Syriaques, c’est-à-dire sujet de l’Empire arabo-musulman à partir du VIIIe siècle. La figure emblématique est le “prince de traducteur” Hunayn ibn Ishaq (803-873) (p. 96 et sq) qui « était un Arabe nestorien », c’est-à-dire chrétien, et qui était trilingue. Ce n’est pas parce que l’on porte un nom à consonance arabe que l’on est musulman ! Il y a bien des musulmans Israëliens, et on les oublie bien souvent d’ailleurs. Aristote et le Mont Saint-Michel, p. 87 : « L’arabisation se lit aussi dans l’onomastique : les chrétiens prennent de nouveaux noms, qui sont souvent la forme arabisées de noms biblique comme Yusuf, ou des noms neutres, c’est-à-dire non coraniques. » Le personnage de Jacques de Venise est alors original, car c’est un traducteur occidental, c’est-à-dire Européen. Les subtilités dans toute cette affaire sont bien sûr celles liées à la religion et à la géographie : ce qui importe d’abord chez les premiers traducteurs du grec c’est qu’ils furent chrétiens, et ensuite on peut considérer leurs origines géographiques, arabes ou européens, mais chrétiens en premier lieu. Ils traduirent donc en latin les auteurs grecs, philosophes ou médecins, ce qui eut ensuite une influence sur toute la philosophie latine.
Les détracteurs de Sylvain Gouguenheim lui reprochent en fait de pas faire cas de la philosophie arabo-musulmane, qui a effectivement influencée l’Occident ; mais Avicenne, Averroès ou Ghazali n’étaient pas des traducteurs, mais des philosophes ! Leur apport à l’Occident chrétien des auteurs grecs antiques est déjà filtrée, dans leurs ouvrages, par la falsafa, qui, comme en Europe, tentait de faire coïncider le concept central dans les monothéismes de la Révélation avec les concepts philosophiques platonicien ou aristotélicien qui bien sûr ignorent une telle idée. D’où, tout au long du Moyen Age, cette vision d’une philosophie “servante” de la théologie. Cela est possible de plus car durant une grande partie Moyen Age, les savants ignorent une large part du corpus philosophique Antique : ce qui est traduit, c’est une très petite partie des œuvres de Platon ou Aristote ; on tourne toujours avec les mêmes textes, le Timée, l’Organon… Beaucoup d’œuvres de cette époque sont davantage des commentaires que de réelles philosophies, indépendantes, qui pourraient se fonder sur le passé. Ce qui fait dire aux historiens de la philosophie, parfois avec mépris d’ailleurs pour cette époque, que la philosophie médiévale était très limitée, par un double frein : le premier fut ce faible corpus original. Le second est le poids écrasant de la théologie qui est la science reine et à laquelle la philosophie (antique ou médiévale) doit servir de garant : c’est le sens de la fameuse sentence : « Nous sommes des nains assis sur des épaules de géants. Si nous voyons plus de choses et plus lointaines qu’eux, ce n’est pas à cause de la perspicacité de notre vue, ni de notre grandeur, c’est parce que nous sommes élevés par eux. » (Bernard de Chartres). C’est également le sens des controverses en terre d’Islam sur la préséance entre la falsafa et le kâlâm, entre Ghazali et Averroès (voir pour cela par exemple Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, Folio-Essais, 1986-2006, 546p.) Ainsi, à la même époque, du VIIIe au Xe siècle, tandis que les Arabes s’approprient la culture grecque et deviennent créatifs, car cette culture est une découverte pour eux, les Byzantins ne font qu’œuvre de traduction, compilation, commentaire, car la culture grecque est la leur, nul besoin de la gloser, elle fait partie de leur paysage intellectuel (Alain de Libera, La philosophie médiévale, PUF, 1993, p. 72-73). Sylvain Gouguenheim ne dit pas le contraire. Il remet juste en perspective la place des Occidentaux/Européens dans cette histoire : ils ont, comme les Arabes, découverts eux-aussi la culture grecque, mais en ligne directe, et tout comme eux ils ont été créatifs, mais à partir des traductions du grec au latin.
Dans ses cours sur l’étude comparée des philosophies médiévales (chrétienne, arabe et juive), Rémi Brague fait plusieurs constats, qui ont l’intérêt de clarifier le débat (je recopie donc mes notes de cours de 2003-2004, en particulier ceux sur les différentes influences inter-culturelles) « C’est le christianisme qui le premier a tenté de mettre la philosophie au service de la théologie, avec par exemple Jean Philopon au VIe siècle. La théologie chrétienne critique les principes physiques d’Aristote comme le concept du mouvement éternel, l’”inertie”. Il s’agit de démontrer par des arguments philosophiques d’Aristote le dogme de la Création du monde. Les traducteurs du grec en arabe d’Aristote, de Galien, de Ptolémée étaient des chrétiens nestoriens. » Selon Rémi Brague, l’influence de l’Islam sur la chrétienté latine a été massive, grâce aux traductions au XIIe siècle des auteurs arabo-musulmans, des philosophes… et pas des auteurs grecs ! Les Occidentaux découvrent la philosophie de l’Islam avec al-Kindî, dont l’ouvrage Sur l’Intellect qui est un commentaire De l’Ame d’Aristote ; Farabî qui a peu de succès en latin malgré Les opinions des citoyens de la cité vertueuse ; Avicenne est traduit partiellement en Espagne chrétienne et influence Jean Duns Scot ; Ghazali est un ennemi de la philosophie (L’incohérence de la philosophie) et pourtant en Occident on le prend pour un philosophe ; Averroès est traduit intégralement très tôt, vers 1220 à partir de textes arabes et hébreux, car il était très populaire chez les philosophes juifs, sa pensée n’a pas toujours été accueillie favorablement par exemple par Saint Thomas. Rémi Brague ajoute : « L’Occident latin a été obligé de raisonner car il avait peu de matière philosophique au départ ; d’où une certaine créativité. » Ce que l’on peut donc mettre en parallèle avec la philosophe arabo-musulmane. Sylvain Gouguenheim écrit un ouvrage sur l’histoire des traductions, et pas sur l’histoire de la philosophie.
Enfin, pour aborder la question des dialogues entre les civilisations, ce que l’on reproche également à Sylvain est d’avoir écrit un texte “huntigtonien” reprenant l’idée de choc, donc de conflit, entre les civilisations. Voilà ce que disait Rémi Brague dans son cours (je recopie mes notes) : « Les juifs ont une non connaissance du christianisme et de l’islam car ce sont des religions postérieures. Par contre, un musulman connaît le judaïsme et le christianisme. Dans la communauté juive, il n’y a pas de place pour le christianisme et l’islam. Dans la cité chrétienne, il y a une place pour le juif mais pas pour le musulman. Dans la cité musulmane, il y a une place pour le juif et le chrétien. Cela a des conséquences sur les réflexions intellectuelles des religions par rapports aux autres croyances. L’islam ne rentre pas dans le schéma intellectuel chrétien : pour un chrétien, on est soit chrétien, soit juif, soit païen. Le musulman est un païen comme le montre l’identification populaire dans la Chanson de Roland. Les musulmans sont des mauvais chrétiens (cf. Jean Damascène qui était fonctionnaire au service de l’Empire byzantin et qui après la conquête entre au service de l’Empire musulman). Entre 645 et 685, l’Empire musulman est administré en grec par des fonctionnaires byzantins. Pour Jean Damascène, l’islam est une hérésie chrétienne. Le Coran est traduit en grec assez tôt, mais il n’est traduit en latin qu’au XIIe siècle par Pierre le Vénérable, mais il a été peu diffusé en Europe. Il fut retraduit par Nicolas de Cues. Pour l’islam, le christianisme est une religion dépassée, bien connue et donc peu intéressante : Jésus Christ est reconnu comme un prophète qui dit le vrai mais dont le message, l’Evangile, a été déformé par ses successeurs, d’où un certain mépris puisque l’islam c’est la nouveauté. Mais les chrétiens ont la même attitude méprisante vis-à-vis du judaïsme : ce n’est que tardivement que l’on s’intéresse en Occident au Talmud ou à la Kabbale. Les religions tolèrent donc celles qui les ont précédées, mais on ne les étudie pas. »