Pour Cioran, le “pessimisme” est en fait un effet de balancier qui le conduit, lui personnellement, de l’Extase à l’Ennui ; ce type de pessimisme peut être résumé par cet extrait d’aphorisme (p. 760) : « […] je n’ai jamais lu un sermon de Bouddha ou une page de Schopenhauer sans broyer du rose. » Cette dernière expression est la preuve même que ce pessimisme n’est pas un nihilisme, que dans le “néant” ou la douleur de l’Ennui on peut re-trouver la lumière et la Joie de l’Extase. Entre le “nihilisme” et le “mysticisme”, entre l’Ennui et l’Extase, entre deux extrêmes, il existe un point médian, une troisième voie, pessimiste car incapable de foi, de cette croyance qui permet de s’accrocher justement à l’un de ces extrêmes : « Entre l’Ennui et l’Extase se déroule toute notre expérience du temps. » (p. 761) Entre la naissance et la mort, cette vie « donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui […] » (Schopenhauer p. 394), et, le seul sens que l’individu peut lui donner, c’est de trouver un moyen de remplir ce vide. Pour certains, comme Nietzsche, cette affirmation est la preuve du nihilisme et il vaut mieux vivre, donc passer inlassablement des désirs à assouvir à leur satisfaction bien terne, que de s’enfoncer dans une existence molle, décadente ou malade. Selon Schopenhauer et Cioran, la vie de la majorité des humains n’est pas aussi merveilleuse et extraordinaire que chacun aime se le conter. La plupart des hommes porte le « fardeau de l’existence » et leur seule préoccupation est de « tuer le temps », donc fuir l’ennui de la vie. L’ennui est le principe même de la sociabilité humaine, bien que les hommes soient des loups entre eux. « Comme le besoin pour le peuple, l’ennui est le tourment des classes supérieures. Il a dans la vie sociale sa représentation le dimanche ; et le besoin, les six jours de la semaine. » (Schopenhauer p. 396) Et avec humour, il relève même qu’il est à l’origine des divertissements humains, comme les jeux de cartes, dont le succès « met à nu le côté misérable de l’humanité. »
Extase et Ennui forment deux types de vie que décrit aussi Schopenhauer, selon des principes Hindous. La première est une vie de « pure connaissance, la contemplation des Idées, privilège réservé à l’intelligence affranchie du service de la volonté » ; la seconde est « la léthargie la plus profonde de la volonté et de l’intelligence au service de la volonté, l’attente sans objet, l’ennui où la vie semble se figer. » (p. 406) La vie de la majorité des individus est un composé de ces deux vies car il est bien difficile de se maintenir dans l’un des extrêmes. « Vraiment, on a peine à croire à quel point est insignifiante, vide de sens, aux yeux du spectateur étranger, à quel point stupide et irréfléchie, de la part de l’acteur lui-même, l’existence que coule la plupart des hommes ; une attente sotte, des souffrances ineptes, une marche titubante à travers les quatre âges de la vie, jusqu’à ce terme, la mort : en compagnie d’une procession d’idées triviales. Voilà les hommes : des horloges ; une fois monté, cela marche sans savoir pourquoi ; à chaque engendrement, à chaque naissance, c’est l’horloge de la vie humaine que se remonte, pour reprendre une petite ritournelle, déjà répétée une infinité de fois, phrase par phrase, mesure par mesure, avec des variations insignifiantes. »
Pour Cioran, l’Ennui est davantage qu’un dimanche après-midi en famille et surtout davantage qu’un état de vie que la majorité des individus tente de fuir. C’est une expérience à la fois cause et effet de la lucidité sur le monde. Ce n’est pas un Salut : « Tout ce que nous poursuivons, c’est par besoin de tourment. La quête du salut est elle-même un tourment, le plus subtil et le mieux camouflé de tous. » (Cioran p. 1360) Le pessimisme ne cherche (plus) la Salut. L’Ennui de soi – conscience quasi émotionnelle du passage du temps. Pourtant, selon Bouddha, l’Eveillé est également celui qui vit chaque instant comme un point sans cause ni effet. Cioran serait-il un Bouddha raté ? La Conscience, dans l’Hindouisme et le Bouddhisme est le moment précis de l’unité Brahman-Atman, c’est-à-dire la Conscience de soi et par là la Conscience de l’Etre. A ce moment, l’Eveillé est en retrait, pur repos des pensées, des actes et des paroles. La conscience permet le contrôle du flot incohérent et douloureux des pensées et introduit le repos dans l’inquiétude infinie. La pensée peut-être un vertige de soi ; le repos est-il alors un ennui ? Certes, oui, du point de vue de l’impossibilité d’action. Le Soi indien est cette conscience détachée du monde et surtout une expérience précise.
L’Ennui selon Cioran est l’expérience d’une horreur, celle de vivre des jours et des heures qui s’écoulent sans arrêt et qui reviennent à la charge, sans jamais, eux, se lasser de couler. Les saisons se suivent avec leurs cortèges de cérémonies obligées, de seuils temporels toujours identiques. C’est un quotidien bien profond et trop lucide qui donne la nausée. Ce serait comme un manège où la plupart des hommes sont heureux de tourner et de revoir perpétuellement le même paysage autour d’eux, jusqu’à ce que la mort les prennent. C’est une succession d’instants sans liens, de sauts dans le temps qui n’a rien d’inconnu, dans un décor de carton pâte des plus fade. L’Ennui est alors cette envie de descendre du manège, ne serait-ce qu’un instant ; et se retrouver avec les dieux qui contemplent le spectacle, comme des parents avisés, au pied de l’attraction. L’ennui de soi est la conscience de cette vacuité du moi qui est une étrange sensation. C’est l’impression qu’entre le désespoir, la mélancolie, et la joie, la béatitude d’exister, il n’y a pas à choisir. Parce qu’au fond de ce moi, il n’y a qu’un vieux serpent flasque qui renifle en se retournant pour changer de position en dormant. Et si seulement, crie Cioran, il y avait la consolation de la foi. Mais pour le “salut”, il reste la musique qui, faisant écho au passage sinistre des instants, annihile la sensation du vide, comme le choc improbable de la matière et de l’anti-matière. Le passage du temps et surtout la conscience de ce passage est l’expérience la plus douloureuse dans l’Ennui, car elle nous rappelle à la fois notre existence et notre déchéance : « Trois heures du matin. Je perçois cette seconde, et puis cette autre, je fais le bilan de chaque minute. Pourquoi tout cela ? Parce que je suis né. […]» (p. 1271)
Ce qui devrait être le cadeau de l’Eveil, cette conscience de la présence du temps, la conscience entière du présent, devient pour Cioran la torture de l’insomnie car elle n’est pas joyeuse. « Le passage pur du temps, le temps nu, réduit à une essence d’écoulement, sans la discontinuité des instants, c’est dans les nuits blanches qu’on le perçoit. Tout disparaît. Le silence s’insinue partout. On écoute, on n’entend rien. Les sens ne se tournent plus vers le dehors. Vers quel dehors ? Engloutissement auquel survit ce pur passage à travers nous et qui est nous, et qui ne finira qu’avec le sommeil ou le jour. » (p. 1676) Dans l’éveil insomniaque il existe comme une pâle image de l’Eveil de Bouddha dans la méditation. La méditation est cet état où les objets de l’extérieur n’existent plus car il n’y a plus de différence entre l’extérieur du monde et l’intérieur du sujet méditant. Nous sommes le temps qui passe, le pur présent dans la conscience des instants qui se succèdent. Pourtant l’éveil de Cioran est une douleur car il n’est pas souhaité et il n’est pas vécu dans les conditions de la méditation bouddhiste. Il s’impose par l’absence de sommeil et la torpeur de la nuit. « A nul n’est donné, dans un état de neutralité, de percevoir la pulsation du Temps. Pour y parvenir, un malaise sui generis est nécessaire, faveur venue d’on ne sait où. » p. 1686 L’éveil de l’insomnie comme l’Eveil de la méditation ne sont pas des états indifférents, ce sont des extrêmes dans la vie humaine. Ils ne sont pas voulus par l’individu, mais le résultat d’une “grâce” transcendante. Car bien que douloureux, l’éveil de Cioran est ce qui lui permet de comprendre et d’intuitionner le monde pour en acquérir sa lucidité pessimiste. Le “profane” pourrait trouver que cette conscience du temps est un don, car elle est l’aiguillon du présent. Seulement, même si ce sont des poisons, le souvenir du passé ou l’espoir de l’avenir permettent aussi à l’homme d’oublier cette fuite qu’est également le présent. On nous dit que le Sage est celui qui justement ne se fie pas à ces deux illusions temporelles. Qu’est-ce donc que le temps pour le pessimiste ? « Chaque instant de la durée, par exemple, n’existe qu’à la condition de détruire le précédent qui l’a engendré, pour être aussi vite anéanti à son tour ; le passé et l’avenir, abstraction faite des suites possibles de ce qu’ils contiennent, sont choses aussi vaines que le plus vain des songes, et il en est de même du présent, limite sans étendue et sans durée entre les deux. » (Schopenhauer p. 30)
Le temps est l’un des principes de la raison suffisante et par là, il n’appartient qu’à la sphère de la représentation ; la Volonté comme chose en soi n’a rien à voir avec le concept temporel. Ce n’est que par la succession des objectivations de la Volonté qui veut exister à tout prix et éternellement, que la notion de temps a un sens. L’avenir et le passé, tout comme le présent, ne sont rien du point de vue de la chose en soi. Mais pour nous, pauvres mortels, ils sont notre bulle dans laquelle nous agissons illusoirement. La connaissance intuitive d’un tel vide est, en soi, une délivrance du monde-là ; mais c’est aussi une douleur : « Il existe une connaissance qui enlève poids et portée à ce qu’on fait : pour elle, tout est privé de fondement, sauf elle-même. Pure au point d’abhorrer jusqu’à l’idée d’objet, elle traduit ce savoir extrême […] : de pouvoir répéter, en chaque rencontre, qu’aucun geste qu’on exécute ne vaut qu’on y adhère, que rien n’est rehaussé par quelque trace de substance, que la “réalité” est du ressort de l’insensé. […] “C’est déjà du passé”, dit-il de tout ce qu’il accomplit, dans l’instant même de l’acte, qui de la sorte est à jamais destitué du présent. » (Cioran p. 1271) La « chute dans le temps », comme la Chute de l’Homme du Jardin d’Eden, permet de se libérer du voile de Maya, qui cache le vide du passé, du présent et de l’avenir : c’est la Connaissance. Mais elle désagrège aussi, par la même voie, le peu de consistance de l’instant qui alors se succède à lui-même, avec le même vide, où l’acte est insensé. L’Ennui devient une déception automatique : le présent ne porte plus aucun fruit. « […] je vois les heures passer – ce qui vaut mieux qu’essayer de les remplir »
Le sentiment d’Ennui se combat par la volonté assoiffée de remplir chaque instant et se définit par la peur tenace de se laisser aller au vide de l’existence dont on est parfaitement lucide. L’Ennui colle aux basques, c’est une malédiction qui est pourtant la conséquence d’une grâce ; il va de pair avec l’Extase libératrice et joyeuse. La peur de l’Ennui est comma la peur du dentiste, cette crainte de la douleur avant même qu’on ne la ressente ; c’est une peur tellement humaine que l’imagination a priori n’a pas vraiment besoin d’expérience pour savoir ce qu’elle est. L’Ennui est la douleur ou la tare de celui qui, ayant compris, refuse de se laisser aller à la vacuité. « Quand on a pratiqué les contrées où l’oisiveté était de rigueur, où tous y excellaient, on s’adapte mal à un monde où personne ne la connaît ni ne sait en jouir, où nul ne respire. L’être inféodé aux heures est-il encore un être humain ? Et a-t-il le droit de s’appeler libre, quand nous savons qu’il a secoué toutes les servitudes, sauf, l’essentielle ? » (p. 1091) D’où vient l’Ennui ? De l’angoisse, particulièrement de l’angoisse insomniaque. « L’Ennui est bien une forme d’anxiété, mais une anxiété purgée de peur. Lorsqu’on s’ennuie on ne redoute en effet rien, sinon l’ennui lui-même. » (p. 1647) L’angoisse n’est pas “existentielle” ni essentielle, au contraire, elle serait même plutôt provocatrice et fière. Elle est provoquée par la lucidité de la vision juste du monde qui déstabilise les croyances et ne permet plus au penseur de s’assurer de rien et de se rassurer du monde extérieur. Seule la peur de voir les illusions du monde définitivement s’effondrer le tient encore vivant. C’est la peur du vide, un vertige métaphysique, un vertige de la pensée qui s’effondrerait avec le Tout. Cette anxiété est donc intimement liée à la marche du monde, elle est presque inévitable pour celui qui commence à s’interroger, à poser des questions, à douter : « L’anxiété, loin de dériver d’un déséquilibre nerveux, s’appuie sur la constitution même de ce monde, et on ne voit pas pourquoi on ne serait pas anxieux à chaque instant vu que le temps lui-même n’est que de l’anxiété en pleine expansion, une anxiété dont on ne distingue le commencement ni la fin, une anxiété éternellement conquérante. » (p. 1685) Pour résumer cet aphorisme, on pourrait parler, comme aujourd’hui, d’un monde “anxiogène”, d’une pathologie de l’angoisse inhérente à la modernité et au monde-là, monde de souffrances. Dans la Chute dans le temps, tout au début de l’ouvrage, Cioran définit cette angoisse comme liée à la connaissance de l’Homme de son destin tragique. Notre véritable nature serait d’être ignorant, comme dans le Jardin d’Eden. La Connaissance fait de l’homme « un inadapté exténué et cependant infatigable, sans racines, conquérant parce que précisément déraciné, un nomade ensemble foudroyé et indompté, avide de remédier à ses insuffisances, et devant l’échec, violentant tout autour de lui, un dévastateur […]. » (p. 1074) La peur née du tragique de l’existence et de l’angoisse des illusions est la pierre d’achoppement de l’humain ; au lieu de contempler le monde et de ré-fléchir (contempler le moi pour l’abolir), l’homme ne fait qu’agir, « il préfère s’abandonner aux actes […]. » En fait, l’homme aime cette peur qui le fait vivre : « Nous cultivons la frisson de soi, nous escomptons le nuisible, le péril pur […]. » Elle est un « courant psychique » qui traverse la matière, qui la féconde mais aussi la désorganise : c’est la Volonté qui s’effraie de plus pouvoir s’objectiver, c’est le vouloir-vivre aveugle qui pousse l’individu à se préserver coûte que coûte. La peur est donc ce qu’il faut combattre car, bien sûr « elle nous stimule » mais aussi elle « nous empêche de vivre à l’unisson avec nous-mêmes. » La peur est le principe de la séparation, le principe de non-contradiction : elle ne peut donc se combiner avec l’inerte ou le repos de la béatitude. « […] le délivré seul s’en affranchit et fête un double triomphe : sur elle et sur soi ; c’est qu’il a abdiqué sa qualité et sa tâche d’homme, et ne participe plus à cette durée gonflée de terreur, à ce galop à travers les siècles que nous a imposé une forme d’effroi dont nous sommes en définitive, l’objet et la cause. » (p. 1076) Le pessimiste est donc au final celui qui n’a plus peur car il a comprit l’illusion et il a le courage des les affronter pour ce qu’elles sont et ne craint plus de les voir s’écrouler devant ses yeux. Il a accepté de vivre dans les apparences : « Est libre celui qui a discerné l’inanité de tous les points de vue, et libéré celui qui en tiré les conséquences. » (p. 1327) Cioran décrit ses états d’angoisse comme des état de “cafard” : il se dit cafardeux : « Fort injustement, on n’accorde au cafard qu’un statut mineur, bien au-dessous de celui de l’angoisse. En fait il est plus virulent qu’elle mais il répugne aux démonstrations qu’elle affectionne. Plus modeste et cependant plus dévastateur, il peut surgir à tout moment, alors qu’elle, distante, se réserve pour les grandes occasions. » (p. 1679) Le cafard serait-il simplement notre très actuelle déprime ? Cet ennui pourrait être vu comme un dandysme, une posture, comme le nihilisme russe dont Cioran s’est pourtant nourri. Ce serait alors un « ennui mal réputé, frivole » qui n’est pas le sien, beaucoup plus essentiel et surtout vécu chaque jour et chaque nuit : « Un patrimoine bien à nous : les heures où nous n’avons rien fait… Ce sont elles qui nous forment, qui nous individualisent, qui nous rendent dissemblables. » Ce ne sont pas les actes qui font l’homme, mais sa capacité à résister à la volonté d’agir. L’être n’est pas dans l’action, mais dans l’ennui, dans la contemplation passive des heures qui pourrait, si elle était fécondée par la foi, aboutir à la vision mystique de l’Un. « Pour entrevoir l’essentiel, il ne faut exercer aucun métier. rester toute la journée allongé, et gémir[…] » (p. 1659)
Le philosophe est-il debout ou allongé ? Comme le fait remarquer Cioran, la verticalité impose le mouvement et donc l’action. Le penseur est celui qui, au contraire des péripatéticiens qui élaborent un dogme du devenir, reste dans son lit ou sur son sofa. C’est également contraire à la pratique méditative bouddhique qui a besoin d’une posture précise, qui peut se révéler rude et qui demande un contrôle corporel constant. De l’ennui au fainéant, il semble n’y avoir qu’un interstice que Cioran ne s’amuse même plus à combler. Il n’a effectivement jamais exercer de métier rémunérateur, “alimentaire” comme on dirait aujourd’hui. Notre société actuelle en ferait un parfait assisté, avec ce regard méprisant que la société de loisir où le travail n’est plus une valeur pose sur l’oisiveté. Pourtant, l’ennui est presque une pratique spirituelle, peut-être plus proche de l’idéal antique de sagesse et de vie contemplative, avec, comme toute pratique, un sacrifice, celui de l’acte et du mouvement. Le travail, autre qu’intellectuel et d’écriture, n’est qu’une chimère, et pire, un esclavage. Ainsi se pose la question fondamentale d’un choix de vie et de l’exigence d’une vraie vie humaine : être un humain est-ce travailler, vivre en conformité avec la société et en communauté, faire des enfants, ou bien est-ce chercher à connaître le monde et soi-même, dans une quête qui doit être la priorité ? « En proie à des préoccupations capitales, je m’étais dans l’après-midi mis au lit, position idéale pour réfléchir au nirvâna sans reste, dans la moindre trace d’un moi, cet obstacle à la délivrance, à l’état de non-pensée. Sentiment d’extinction bienheureuse d’abord, ensuite extinction bienheureuse sans sentiment. Je me croyais au seuil du stade ultime ; ce n’en fut que la parodie, que le glissement dans la torpeur, dans le gouffre de la …sieste. » (p. 1678) Si l’Ennui est la conscience du temps qui passe, il n’est pourtant pas l’appel de la mort, « […] une flamme traverse le sang. Passer de l’autre côté en contournant la mort. » La mort n’est pas attendue ou espérée mais elle n’en demeure pas moins l’inévitable catastrophe de la vie. Il ne s’agit pas d’échapper à la vie, par exemple par le suicide ; et pour échapper à la mort, il aurait seulement fallut ne pas être. Qu’il est doux, alors pour Cioran, ce temps et ce lieu d’avant la naissance, cet Alpha qui ne doit absolument pas effrayer celui qui s’avance vers l’Oméga. Enfin, l’Ennui est la connaissance d’une absence, celle du sens. C’est une sorte de “blues”, de cafard dit Cioran, du non-sens, une transcendance vers l’immensité de l’irréalité ou encore une union avec l’Absolu de la vacuité. « Cakya-Mouni, Salomon, Schopenhauer, de ces trois cafardeux […] c’est le premier qui est allé le plus loin […] » (p. 1139) Il s’agit de l’opposé du sentiment de sublime. Alors, la notion de suicide prend sa véritable couleur, celle d’un gris ridicule, car, pour Cioran, on se tue toujours trop tard. L’Ennui est un sentiment poisseux né de la fatigue de devoir être quelque chose (plutôt que rien) et qui, paradoxalement, fait justement devenir quelque chose de celui qui le ressent. Il existe alors une certitude de l’inutilité à “être” car l’irréel de la journée qui passe existe seulement dans le néant de l’apathie. L’individu doit alors tenter seulement de maintenir en lui l’équilibre, précaire mais vital pour sa santé mentale, entre les pensées et les émotions. On ressent une angoisse à l’éternel retour du présent : contempler l’instant, puis l’instant, puis l’instant, etc…