Hier soir j’ai assisté, à l’Opéra de Paris, à une représentation de l’Or du Rhin, le prologue de la Tétralogie de Wagner. Wagner… franchement il n’y a rien au-dessus. A chaque fois, à chaque opéra auquel je peux assister je me fais la même réflexion. Bien sûr, Mozart, Verdi, Puccini (qui est mon préféré dans cette catégorie) sont des compositeurs géniaux, mais c’est comme comparer la littérature en général et Tolstoï. La musique ou la littérature se sont des bulles de champagne que l’on attrape par les yeux, les oreilles, l’esprit et qui nous divertissent, qui nous enchantent, qui sont magiques certes. Mais Wagner, comme Tolstoï sont des maîtres car ils nous entraînent beaucoup plus loin, beaucoup plus profondément, dans les antres de l’esprit humain. C’est un Jeu des Perles de Verre ! La plongée se fait en apnée et en eaux très profondes et c’est ce que j’aime dans cette vie. Quand on prend les rênes de ma conscience pour m’amener loin en haut ou loin en bas, gloire ou néant, mais que ce soit loin, très loin.
La représentation d’hier n’a pas eu l’heur de plaire au public français. Pourtant j’ai apprécié les partis pris de la mise en scène de Günter Kramer. C’est sûr que l’Or du Rhin n’est pas une œuvre facile, musicalement déjà. La mise en scène avait fait le choix d’une vision moderne et je dirais très politisée du sujet. Les Géants deviennent des bâtisseurs à l’équipement de policiers du GIGN : cagoules, gilets par balles, tout de noir, rangers aux pieds. Quand les Dieux dirigés par Wotan refusent de payer le prix de la construction du Château (le Walhalla) – la déesse Freia – les géants manifestent avec de grands drapeaux rouges se suspendant à des mats, un peu comme nos écolos-Attac-anti-nucléaires d’aujourd’hui. Les Niebelungen dirigés par l’infâme Alberich qui a forgé l’Anneau avec l’Or du Rhin, sont eux représentés comme de pauvres mineurs, les corps souillés du noir de la terre, portant casques et des lunettes de soudeurs. L’Or est une magnifique sphère dorée volée aux filles du Rhin et que l’on retrouve à moitié découpé par une immense scie pendulaire dans les cavernes du Nibelheim. Dans le premier tableau, le Rhin est symbolisé par des acteurs dans l’ombre, gantés jusqu’en haut des bras de gants rouges, qui frétillent comme des poissons ou des ondes d’eau. J’ai particulièrement adoré le tout dernier tableau, quand les Dieux menés par Wotan et Fricka montent vers le Walhalla : le château construit par les Géants apparaît sur la scène pendant le spectacle comme des gradins de métal industriel mais quand il s’avance pour la scène finale, un jeu de lumières transforme ces gradins vides en un escalier majestueux, blanc. Les dieux y montent solennellement et je dois avouer que cela m’a scotché : je crois que c’est une des scènes les plus impressionnantes que j’ai vu à l’Opéra.
Le chef d’orchestre Philippe Jordan a mené un orchestre foisonnant et réglé à la baguette. Sophie Koch, que j’avais vu cette année déjà jouer Charlotte dans le Werther de Massenet, tenait parfaitement son rôle de Fricka. Les autres chanteurs me sont inconnus mais le plateau vocal était très homogène : de toute façon il n’y a pas vraiment dans cet opéra en particulier, de grands moments lyriques pour les chanteurs – ce n’est pas du Bel Canto 😉
Visiblement cette mise en scène très “Métropolis” n’a pas été appréciée puisqu’il y a eu, après les 2h20 de spectacle sans entracte, quelques huées. Je n’ai jamais vu la Tétralogie à Paris, donc je ne saurais dire si la Vulgate wagnérienne a ou non été respectée. Je sais que dans cette secte très fermée, les codes, les us, les choix artistiques sont imposés presque de façon totalitaire par une poignée de fanatiques. Mais je ne fais pas partie de ce monde-là, bien que je chante ma vénération du musicien qui pour moi rassemble tout ce que l’esprit allemand a pu faire de plus grand. Je sais… je sais… surtout pour des Français, Wagner, Nietzsche, Schopenhauer, Heidegger, tout cela sens le souffre à plein nez. Mais que voulez-vous : je suis fascinée par cet élan magnifique de l’esprit humain qui nous a mené vers les degrés les plus hauts de la création comme vers les bas-fonds les plus sombres du nihilisme. Mais les sommets éthérées comme les gouffres du néant, je les connais par cœur, j’y ai vécu à tour de rôle, c’est mon univers.
L’Or du Rhin est, comme tous les opéras de Wagner, à la fois une œuvre d’art totale mais aussi un manifeste philosophique. On y retrouve Nietzsche et Schopenhauer : le Volonté de Puissance, le renoncement en particulier au désir pour atteindre la vie idéale, la Chute c’est-à-dire l’irrémédiable ironie de la condition humaine. Mais ce qui m’a frappé également en assistant à ce spectacle, c’est le lien évident de cette mythologie avec l’œuvre de JRR Tolkien, le Seigneur des Anneaux. Je sais que Tolkien a toujours affirmé qu’il ne s’était pas inspiré du Ring de Wagner, mais franchement, quand une fan comme moi des deux opus peut les comparer, les points communs sont édifiants ! L’Anneau bien sûr, l’Anneau de pouvoir, qui donne la maîtrise du Monde à celui qui le possède, mais qui est aussi un Anneau maudit qui apporte malheur et mort à son porteur. L’Anneau qu’il faut savoir forger dans la Montagne du Destin ou dans l’antre du Nibelheim. L’Anneau qui attise les convoitises et pousse au meurtre : Gollum-Smeagol qui tue son cousin Deagol pour posséder l’anneau comme le géant Fafner qui tue son frère Fassolt. Les Dieux sont comme les Elfes : ils sont immortels grâce aux artifices de l’Anneau et sa possession sera leur perte : le Crépuscule des Dieux ou les Elfes quittant la Terre du Milieu. Les Niebelungen sont des nains et Nibelheim ressemble beaucoup à la Moria où les nains creusent sans cesse la montagne. L’Anneau est trouvé par Gollum dans une rivière, comme l’Or dans le Rhin. La race des Hommes, Aragorn ou Siegfried, qui par leurs sacrifices et leurs épées sauveront ce qui pourra l’être de ce monde sans Dieux. Pour arracher l’Anneau du doigt d’Alberich, Wotan comme Gollum avec Frodon, lui coupe le doigt : il faut sacrifier sa chair pour porter l’Anneau. Bref, sans doute Tolkien n’a pas voulu réécrire la mythologie, mais les coïncidences sont nombreuses et troublantes. Tolkien a commencé à écrire le Seigneur après la première guerre mondiale et les références politiques ou philosophiques sur le déclin de l’Europe, l’immigration vers l’Ouest (le départ des Havres Gris) ou la peur de l’Est, le Mordor (l’URSS?) m’ont également toujours frappé à la lecture de la trilogie.
Quelques photos du spectacle ici .