Souvent mes élèves du lycée expérimental me demandait : « Qu’est-ce que je pourrais lire pour commencer la philosophie ? »
Ce sont souvent les élèves qui veulent aller en terminale et se frotter au baccalauréat, ce qui n’est pas une obligation au lycée XP. Certains sont déjà venus en cours de philo, car toutes les activités sont ouvertes à tous les élèves. Mais ouvrir un livre d’un auteur de philosophie, seul chez soi, c’est souvent intimidant et aussi initiatique.
Certains élèves n’ont absolument pas besoin de moi, ils font leurs chemins seuls, par leurs propres lectures, leurs propres pérégrinations, qui les amènent à ouvrir un essai de philosophie. Souvent je les vois avec un livre de Nietzsche ou de Foucault, deux auteurs dont les combats, les rebellions, les thèses sont toujours très actuelles et entrent facilement en résonance avec les préoccupations des jeunes gens. A 17 ans, seul face à l’immensité intersidérale de la culture occidentale, on ne va pas automatiquement vers Kant ou Hegel 😉 Parfois, de jeunes lecteurs s’accrochent avec Descartes, mais plus parce qu’ils ont entendu dire que c’était un « classique ». Ce n’est pas le conseil que je leur donne.
Quand ils me posent cette question, quoi lire pour entrer en philosophie, je leur donne toujours le même conseil. Il faut partir de soi-même, de ses propres interrogations, de ses propres questionnements, des problèmes qui bouillonnent en nous, de nos angoisses, de nos doutes. Tout le monde est philosophe, tout le monde a un moment se pose les mêmes questions tragiques sur l’ineptie ou la douleur de notre venue au monde, ou des questions étonnées sur l’existence, surtout quand on a 17 ans. Ceux qui ne se posent pas ces questions ne viennent pas me trouver pour savoir quoi lire, ne se demandent pas comment on entre en philosophie. Cela ne veut pas dire qu’ils ne le feront jamais, cela veut juste dire qu’à ce moment là de leur vie, ce n’est pas le moment. Parfois ce n’est jamais le moment. Ce n’est pas grave, c’est ainsi. Des milliards d’individus vivent parfaitement heureux ou au contraire très malheureux sans jamais avoir ouvert un livre de philosophie. Cela ne veut pas dire qu’ils n’ont pas été philosophes.
Partir de soi, de ce qui nous taraudent. Toutes ces questions qui nous aiguillonnent, un jour, quelqu’un d’autre se les a posé également. En fait, des millions d’humains se les ont déjà posées. Et parfois, l’un d’entre eux à écrit un livre sur ce sujet. Souvent, on se trouve seul face à ses démons et on se dit que l’on est fatalement unique dans ces ténèbres. Pourtant, malheureusement pour notre ego, mais heureusement pour notre santé mentale, d’autres avant nous ou aujourd’hui, affrontent les mêmes questions. Ils ont peut-être des choses à nous dire, voir à nous apprendre.
Souvent mes élèves ont du mal à accepter ce fait. Pour eux, ce qu’ils vivent, que ce soit dans la joie ou dans la souffrance, est unique car exacerbé par leur jeunesse. Quoi de plus bassement banal que de comprendre que nos douleurs, nos tristesses, nos étonnements ne sont pas si uniques que cela. C’est être ramené à notre vile condition non seulement d’être contemporain, mais aussi d’héritier bien malgré nous, contre nous parfois, de traditions millénaires qui ont peut-être déjà tout dit ou du moins dit beaucoup sur les agitations des glandes humaines.
C’est la première leçon d’humilité que l’on doit apprendre quand on entre en philosophie.
L’autre leçon qu’il faut accepter c’est celle de la mort : la mort qui a réduit en poussière tous ces auteurs et qui pourtant ne leur a pas donné un passeport pour l’oubli. Et oui, il faut accepter à un moment de lire des gens qui sont morts depuis fort longtemps. Les auteurs actuels sont passionnant, mais si on veut pouvoir les comprendre, les accepter, il faut être capable de faire ces fameux liens, ceux que seule la culture que l’on se construit patiemment comme une maison confortable peut nous donner. Et cette culture commence par la lecture d’auteurs morts. Cela aussi les jeunes de 17 ans (ou plus, ou moins) ont du mal à l’accepter : comment quelqu’un qui ne connaissait pas les textos, les jeux vidéos et les trottinettes peut-il avoir quelque chose à faire avec mes questionnements qui sont celles de mon temps ?
Deuxième leçon qui contredit totalement l’individualisme mortifère que notre société tend à nous faire avaler : je ne suis pas un être particulier, je ne suis qu’une parcelle d’un Universel humain, un des maillons d’une immense chaîne, d’une communauté dont la tragédie est de ne pouvoir partager avec qui que ce soit la conscience la plus intime de notre être. Cet Universel a déjà fait toutes ces premières expériences qui vont faire ma propre vie et si je suis assez sage, je vais apprendre à me servir de ces témoignages pour comprendre un peu plus ce qui m’arrive. Cela ne remplace pas les expériences que je dois faire, que je ferai, sans doute un jour. Mais je peux trouver dans cet immense Livre humain non seulement des réponses mais aussi des amis, des comparses d’outre-tombe pour voyager plus en sûreté.
Mais revenons à nos moutons adolescents. Que lire ? Partir de soi : encore faut-il avoir le courage d’ouvrir la porte de cette conscience. Encore faut-il se demander quels sont mes doutes, mes questions, mes joies, mes étonnements. Le faire est, à mon sens, entrer en philosophie. C’est sans doute plus important que d’ouvrir n’importe quel livre de philosophie. Mais s’il faut aller plus loin, que faire ?
Comment trouver un livre qui ouvrira sur mes questions ? Si c’est la mort qui m’angoisse, qu’est-ce que je dois lire ? Si au contraire, je me pose des tonnes de questions sur l’amour, quel auteur dois-je me procurer ? J’ai eu pour ma part la chance d’avoir eu un professeur de philosophie en terminale qui, dès la rentrée, m’a fait lire le Crépuscule des Idoles de Nietzsche. Ce fut une vraie révélation car la méthode à coup de marteau du philosophe répondait justement à mes accès de révolte contre la morale, surtout la morale religieuse. Ce furent aussi les discussions que ce professeur du lycée Alfred Kastler de Cergy-Pontoise mettait en œuvre durant son cours, pas si magistral que cela, les questions qu’il nous posait directement, nos questions peut-être naïves auxquelles il répondait sérieusement, qui m’ont mit le pied à l’étrier de la philosophie. Mais ensuite c’est mon propre cheminement qui m’a conduit ici. J’ai sauté d’un livre à un autre en fonction de l’avancement de mes propres réflexions. Morale, religion, désir, mort… des concepts récurrents que j’ai retrouvé en lisant Platon, Spinoza, Bruno, Schopenhauer…
Internet est pour cela un précieux allié, mais aussi les ouvrages de « seconde main » qui nous donnent une première approche de telle ou telle pensée. Le Monde de Sophie de Jostein Gaarder est à cet égard un livre que je recommande souvent.
Se tourner vers soi-même pour commencer et retrouver dans nos 3000 ans de philosophie et même pourquoi pas dans les millénaires d’autres cultures mondiales, ce qui coïncidera avec ma particularité. Il est regrettable, je trouve, que depuis quelques temps, ce travail si nécessaire soit de nouveau entre les mains dangereuses des prosélytes religieux de toute sorte. On voit bien qu’une partie de la jeunesse de nos contrées obscènement privilégiées, qui se pose évidemment ces mêmes questions inévitables, ne trouve que dans le fanatisme religieux, gavé d’un unique livre, les réponses si essentielles à la construction d’une personnalité. Je trouve malheureux également qu’une grande partie de nos contemporains préfèrent trouver dans des livres de « développement personnel » des conseils, des avis qu’un philosophe antique aurait pu leur donner. Faut-il seulement se méfier de la paresse intellectuelle de nos concitoyens ? Ou bien s’agit-il là d’une main mise libérale sur tout un pan de notre culture ? Revenons aux sources. Il n’est pas si difficile que cela de lire un philosophe, même antique. On peut, comme je l’ai fait autrefois, trouver la voie vers une philosophie complexe en s’armant de patience à la lecture d’auteurs actuels, reconnus, et qui ont su remettre sous nos yeux ces trésors méprisés. Je pense par exemple à André Comte-Sponville, à Pierre Hadot, à Alexandre Jollien…
La philosophie est une thérapie. C’est pour cela qu’elle a été « inventée » il y a presque 3000 ans autour de la Méditerranée et c’est comme cela que je la vis. Elle m’a sauvé la vie, ou du moins elle m’a permit de me sauver moi-même ! C’est cela que j’essaye de transmettre, à mes élèves ou par ici.