Le vote dimanche dernier en Catalogne est peut-être le signe, déjà remarqué dans d’autres coins de l’Europe, d’un déclin de plus en plus prononcé de l’idée même des Etats-nations. Cette grande invention du XIXe siècle est née, la remarque a souvent été faite, au même moment que grandissait la folle aventure économique de la première révolution industrielle. De là à affirmer que la forme politique de l’Etat-nation, souverain, démocrate ou si peu, hiérarchique, masculin, colonisateur en son temps, Etat Providence quand il le fallait, ne soit qu’un réceptacle nécessaire mais imparfait pour la formidable invention destructrice que fut le capitalisme classique, il n’y a qu’un pas. Les deux vont de pairs, il n’y a aucun doute, et ils ont traversé le XXe siècle mais aussi été à l’origine de ses soubresauts plus ou moins humanistes.
Que se passe-t-il alors en Europe aujourd’hui, continent de la plus formidable et ancienne concentration d’Etats-nations ? Peut-être bien que, en même temps que le capitalisme ancien est en train de mourir, remplacé par une économie de la connaissance, une économie de l’innovation et de la proximité, la forme politique de cette illusion économique est elle aussi en train de s’effondrer.
Deux remarques à ce sujet. La première est bien sûr ce vote catalan, qui pousse la région toute entière à demander, à exiger son indépendance. L’obtiendra-t-elle ? En tout cas, d’autres régions européennes font ce pari, même si pour l’instant beaucoup le considère comme ridicule ou impensable. Ecosse. Flandre. Lombardie. Bretagne. Pays Basque. Il est certains que beaucoup d’Européens considèrent ses « indépendantistes » comme des hurluberlus. Mais n’est-ce pas déjà ce que disait Gandhi en son temps ? « D’abord, ils vous ignorent, puis ils vous moquent, puis ils vous combattent, puis vous gagnez. »
Plus qu’une lubie de pays riches, je vois en ces mouvements là un symptôme très précis d’une recomposition de notre paysage mental et politique. La mondialisation est un fait aujourd’hui. Elle est un bienfait parfois, quand on peut voyager à travers le monde et découvrir une planète et des cultures tout autres ; elle peut être aussi néfaste quand les territoires, les Etats sont mis en concurrence acharnée les uns avec les autres pour des questions de profit immédiat. Nous ne pourrons pas revenir sur ce fait, malgré ce qu’en pensent certains comme au Front National ou au Front de Gauche ou ailleurs…
Ensuite, c’est une question d’échelle, il suffit d’avoir l’oeil géographe. En Europe, nous avons décidé de nous unir. Ceci aussi est un fait. Pour ma part je ne pense pas et je ne désire pas que cela change, même si comme la majorité des européens j’aimerais bien que cette Europe se transforme, devienne plus démocratique, moins libérale, moins économique. D’ailleurs, si les technocrates bruxellois ou strasbourgeois continuent dans cette voie déconnectée de la réalité des habitants du continent, il est à peu près certains que les populismes ambiants qu’ils soient encore politiques ou qu’ils se réclament d’un intellectualisme ridicule et pathétique feront vite basculer le rêve égoïstes de certains. L’afflux des réfugiés-migrants ne vas non plus pas arranger les choses.
La mondialisation : ok. L’Union européenne : ok. Mais alors que reste-t-il aux « citoyens » ? L’échelle suivante, l’Etat-nation, ne suffit plus ou plutôt elle est de trop ! Pour ne pas se perdre dans les méandres mondiales ou européenne, le citoyen lambda, qui ne prend pas toutes les semaines le Thalys, l’Eurostar ou l’avion pour aller à Berlin, il lui faut autre chose à qui se raccrocher. C’est bien cela l’importance : à quoi j’appartiens ? Qu’est-ce qui fait vibrer ma fibre primaire de sédentaire ? Ce n’est plus la nation ! C’est la région. C’est le territoire. C’est l’espace dans lequel je vis, dans lequel j’ai mes habitudes, mes réseaux, mes loisirs, ma vie. Je peux bien de temps en temps passer un week-end à Rome ou à New York ou faire un trek dans l’Himalaya. Il n’empêche, 95% de ma vie je la passe dans un territoire donné. Ce territoire peut changer au fil de mon existence. Je peux être très mobile à l’intérieur de ce territoire. Il n’empêche, c’est mon horizon de vie.
C’est à l’aune de ces considérations que j’analyse le vote des Catalans, qui en plus on, eux, un passé, un patrimoine, qui forge depuis très longtemps ce sentiment d’appartenance. C’est le cas aussi des Ecossais, des Bretons. Tout le monde n’a pas ce sang historique dans les veines. Mais regardez même à quel point les querelles se sont déjà enclenchées sur les questions symboliques de la réforme territoriale en France. D’ailleurs, cette réforme… elle est aussi un signe qui ne trompe pas ! Même si, comme souvent en France, on a pris le problème à l’envers et on aurait mieux fait de tout refaire plutôt que de partir des régions de 1962, griffonnées sur un bout de nappe blanche de bistrot parisien par un fonctionnaire zélé du gouvernement. Il n’empêche que la France, pourtant marquée par une histoire centralisée extrêmement forte, passe elle aussi à la vitesse supérieure pour tenter de se fondre dans ce mouvement généralisé de régionalisation non seulement économique mais politique et administratif. Le paradoxe français restant bien sûr que ce mouvement reste encore et toujours une volonté puissante d’un Etat centralisé et souverain qui croit encore (du moins les hommes politiques qui le font vivre) qu’il est au cœur toujours du monde actuel.