Empire du mail ou empire du mal ? Telle est bien sous entendue cette question dans ce petit livre qui s’adresse avant tout aux managers. L’auteur, Jean Grimaldi d’Esdra, est un spécialiste du conseil en entreprises et a déjà publié, chez la même maison d’édition Librinova, un ouvrage sur la Banalité du conformisme.
Il est surtout question ici du mail professionnel, de ceux, innombrables, qui polluent les boîtes professionnelles d’à peu près tous les salariés. La surabondance a fait que les informations importantes sont noyées dans un flot continu de messages qui embouteillent la vie quotidienne dans l’entreprise. En moyenne un manager trouve 60 mails dans sa boites électroniques par jour et seulement 5 à 10 sont réellement importants.
Elle a créé aussi une nouvelle pression, celle de répondre le plus rapidement pour se débarrasser au plus vite de l’affaire mais surtout pour « montrer » que l’on fait quelque chose. Car parfois, répondre au mail devient l’activité principale de certains employés ! Le faire est avant tout là, d’autant plus que c’est une activité qui bien que vide en soi, est montrable, achivable, référençable. Ce n’est pas ce que l’on créé ou fait qui compte, mais l’image que l’on se donne en répondant à des mails.
Les mails sont aussi un moyen de mettre à distance la relation, à la fois la relation hiérarchique car il n’y a plus de face à face, mais aussi la relation collective à l’équipe quand les discussions se font par mail et non plus dans les réunions.
Le mail comme symbole d’une écriture en transformation
Le livre est aussi une réflexion sur la place de l’écriture dans notre société. Aujourd’hui, la production de documents professionnels est énorme et la plupart du temps inutile. Faire c’est aussi écrire, encore pour montrer que l’on fait plus que pour le faire lui-même. Le travail c’est la communication, qu’elle soit par des réunions ou par la production de documents type « powerpoint ». Mais quel vide derrière tout cela ! On perd de plus en plus le sens du travail, non qu’il soit rude mais parce que beaucoup de nos contemporains ne savent pas ce qu’ils font, ils brassent du vent et même s’ils sont bien payés pour cela, le vent n’est jamais que du vent.
Mais ce qui compte c’est être visible. C’est d’ailleurs toute la problématique de l’internet aujourd’hui : être vu et reconnu, par les profils que l’on poste, les tweets que l’on envoie à la terre entière, les articles de blog que l’on publie 😉 .
La visibilité, tant extérieur dans les réseaux, qu’intérieure dans l’entreprise, est devenue une nouvelle et peut-être la seule forme d’existence.
« Le désir, l’obligation de visibilité ont profondément transformé la relation à l’autre. Nous passons subrepticement de la relation du faire et du donner (réaliser un projet, créer, fabriquer un produit) à la relation du dire et du faire savoir. »
Un symptôme
Bien plus que de l’entreprise ou du management, ce livre nous parle de notre société qui va plutôt mal. Elle va mal en partie à cause de l’uniformisation des individus, de leurs comportements, de leurs attentes, de leurs désirs. Nous sommes tous identiques et pourtant nous voulons tous être différents. C’est pathétique. De plus, pour l’auteur, nous sommes les victimes du syndrome de Pinocchio : la machine s’est mise à vivre et à prendre notre place. L’outil qu’est le mail est devenu une obsession et une habitude dont se départir serait pour beaucoup synonyme de régression vers des âges enténébrés. Il est devenu également le symbole d’une société de l’immédiateté et de la rapidité bien plus que de l’hyper connexion. Car on peut bien se déconnecter un temps, la vitesse est tellement imprégnée dans nos modes de vie que l’on a du mal à s’en défaire.
« La solution réaliste [pour redéfinir des règles du jeu des relations humaines] est de chercher des modes d’adaptation locale, en dessinant des écosystèmes à taille humaine, sans utopie. Nos relation sont enfermées en majeure partie, dans une géographie précise, dans un réseau quotidien.
L’accélération est la logique de la construction du monde contemporain. L’homme en subit les conséquences dans sa vie, dans son psychisme en ressentant, en recherchant ou en refusant ce sentiment d’urgence qui inspire le rythme contemporain. L’accélération est un mécanisme extérieur à l’homme, l’urgence est ce qu’il intériorise comme réponse à donner. »
La conséquence de cela est que la priorité est aujourd’hui donnée au court terme, à l’individualisme, au quotidien qu’il faut soigner, rendre glamour et surtout, surtout, remplir d’expériences qui doivent être toujours différentes, extraordinaires, aventureuses. On est à l’opposé de ce qui a fait le monde humain depuis des générations : se projeter sur un temps long et collectif, où le sujet a une place (certes parfois difficile à bouger) mais qui lui permet également de trouver une stabilité. Au XXIe siècle nous ne savons toujours pas comment la grande pyramide de Gizeh a été construite et surtout nous serions incapable de la reproduire, non pas tant parce que notre technologie n’en serait pas capable, mais bien parce que psychiquement et même philosophiquement nous sommes incapable de comprendre ces gens qui passaient leurs vies à polir des pierres avec d’autres pierres à la perfection pour construire une tombe pour un pharaon !
Au final ce livre est plutôt intéressant, car derrière un sujet qui peut paraître limité, le mail professionnel, on découvre une réflexion profonde sur la technologie et notre monde en devenir. Comment le faire advenir en n’étant ni réactionnaire, « techno-rebelle », ni soumis ou addicts aux innovations, « digital-slaves ». Peut-être, est c’est semble-t-il la réponse de l’auteur, en se concentrant sur son territoire, sa quotidienneté et en étant le plus authentique et sincère possible, en tentant de rester soi-même. C’est la question finale de ce livre qui nous fait réfléchir, et c’est déjà quelque chose qui devient rare !
Ca a l’air très intéressant (moi aussi, j’ai lu L’Empire du Mal et pas du Mail…), c’est le développement des articles qu’on voit sur Internet qui dénoncent ce genre de choses sans trop se mouiller non plus.
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ce qui est intéressant dans ce livre c’est vraiment le fait que l’auteur propose une analyse bien plus large sur la société et pas seulement sur les soucis des managers des entreprises !
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C’est vrai qu’en général, on a seulement le dernier point que tu abordes, ça offre une nouvelle perspective que je trouve plus large et intéressante 🙂
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C’est amusant cette récursivité, cette mise en abîme, que de dénoncer la tyrannie de la visibilité numérique sur un blog…
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oui je trouve aussi 😉
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