Travail, temps et argent

Voilà bien trois mots qui sont au cœur de notre société. Le travail c’est de l’argent gagné sur du temps donné. Ou bien le temps c’est de l’argent quand il est converti en travail.
Il y a plusieurs mois j’ai décidé de travailler moins, pour avoir plus de temps et donc avoir moins d’argent. J’ai pris une décision, en quelques secondes, une décision que j’aurais été incapable de prendre par le passé : j’ai décidé de travailler à temps partiel. En tant qu’enseignante, on peut faire cette demande, soumise bien sûr à l’aval préalable de l’institution. Les obligations de services d’une fonctionnaire sont prioritaires : je dois ma vie au service de l’État, mes projets, mes intérêts et ma santé passant largement derrière cette fonction qui doit me faire office de destin (sentez-vous dans ma prose cette pointe d’ironie ?). Il n’empêche, étant passablement connue et reconnue des services rectoraux régionaux comme une fonctionnaire qui a envie de voir ailleurs, mon temps partiel m’a été accordé.
Je dois avouer que sur le moment, c’était le saut dans l’inconnu. Je n’avais jamais pensé auparavant qu’un jour j’en arriverais là. Pour moi le temps partiel était réservé aux femmes ou aux hommes qui élèvent des enfants, à ceux et celles qui relèvent d’une maladie chronique. Bref, ce n’était pas pour moi. D’autant plus que la question financière est et reste une préoccupation majeure. À temps partiel cette année, c’est presque 1000 euros sur mon salaire que je gagne en moins.
Cette décision a été, finalement, certainement la meilleure décision que j’ai prise dans ma vie. Et je pèse mes mots, car j’en ai pris des décisions cruciales pourtant.
Tout d’abord, cela m’a permis de repenser totalement mes modes de consommation, et donc d’entrer réellement dans un cycle de décroissance à l’échelle de mon foyer. J’achète différemment, en particulier la nourriture, que j’avais tendance comme beaucoup à accumuler dans des placards. J’étais déjà adepte du bio et du local (et oui, je ne suis pas un Bobo pour rien) mais là j’ai augmenté la part de ces filières dans ma consommation quotidienne. J’ai décidé de faire des menus à la semaine, ce qui m’oblige à acheter uniquement ce dont j’ai besoin, au lieu de me laisser tenter par tout ce qui brille ou a une belle couleur, et de me demander le soir ou le midi, ce que je vais bien pouvoir confectionner avec tout cela. J’ai limité d’autres postes d’achat, comme les vêtements, même si je n’ai jamais été une fashion victim ! Je « regarde » le monde de la consommation avec d’autres yeux, et même si mon demi-sang auvergnat a toujours fait que je sois économe et très attentive à mes vrais besoins, je limite en fait sans trop de difficulté et surtout sans aucune frustration, mes achats quotidiens ou exceptionnels. Les seules dépenses incompressibles et qui peuvent alourdir mon budget, mais la problématique est la même pour nous tous, ce sont les énergies fossiles dont pour l’instant je reste dépendante.
Ce mode de consommation plus fractionné est rendu possible par ce que j’ai gagné dans ce deal : du temps ! J’ai en fait réussi à faire le calcul inverse que celui que nous propose le modèle capitaliste actuel (mais voué à sa perte, nous le savons tous) : ce qui est plus important pour moi c’est mon temps, celui que je passe à monter mes projets, à travailler (comme je l’expliquais dans un autre billet) et non pas à être employée. C’est du temps à lire et à écrire, à faire de la musique, à aller plus souvent à la biocoop ou aux marchés locaux qu’une fois par semaine pour faire « le plein » en espérant n’avoir besoin de rien dans la semaine parce que je n’aurais pas eu le temps et surtout l’énergie d’y retourner. Car finalement c’est cela qui est le plus formidable : en gagnant du temps et en perdant de l’argent, j’ai gagné de l’énergie que j’ai reprise sur l’épuisement professionnel dont j’étais victime. Et en fait, cette énergie passe dans autre chose que de l’emploi, avec peut-être même au bout la possibilité de gagner de l’argent. 😉
Quand j’explique mon choix de vie actuel à mes collègues professeur-es, souvent ils-elles me regardent avec des yeux de chiens battus en me disant que pour eux, tout cela est impossible, parce que « tu sais, quand on a un crédit et des enfants à élever, on ne peut pas se permettre comme toi de moins travailler ». À cette remarque, que j’entends, je l’avoue même en dehors de mon cercle professionnel, je réponds déjà par un grand sourire que contrairement à ce que l’on croit, je travaille plus que ce que je pouvais faire auparavant. Mais je ne travaille pas pour le « système », donc pour l’instant ce n’est pas visible ni comptabilisé. Et ensuite, in petto, je me dis que les esclaves romains ou grecs devaient eux aussi se trouver de bonnes excuses pour expliquer leur servage ; et que je suis bien chanceuse de n’avoir ni propriété à rembourser ni enfants à élever ! Cela peut paraître dur, mais en fait, ces étalages sociaux, ces maisons qu’il faut acheter pour « investir dans la pierre », pour être propriétaire, ces enfants qu’ils faut concevoir parce que « c’est comme ça », ce sont à mon sens tout autant des chaînes qu’a inventé le monde néo-libéral pour asservir les gens qui n’ont pas assez de recul pour savoir ce qu’ils veulent vraiment.

Grâce à mon « temps retrouvé », j’ai visionné cet après-midi un documentaire, certes de 2014, mais qui pose très bien les contradictions à l’œuvre aujourd’hui. Il s’agit de L’urgence de ralentir de Philippe Borel. Entre le temps de l’immédiateté des algorithmes financiers qui compressent les secondes pour envoyer des ordres d’achat et celui des humains hybrides, oligarchies obèses et libidineuses qui nous font croire qu’aller plus vite leur fait gagner plus d’argent, il y a ce monde qui émerge, celui des alternatives locales qui posent le principe humaniste que le temps doit être déconnecté de l’argent. Ce documentaire fait intervenir de plus des personnes dont j’apprécie les prises de position, comme Edgar Morin, mais aussi Pierre Dardot co-auteur de la Révolution des communs ou Jérémy Rifkin, le guru de la IIIe révolution industrielle. En ce moment, je vis encore dans la schizophrénie d’être employée par le monde de la compétition, du servage physique et psychique, de l’autoritarisme vertical, et de travailler avec et pour le monde qui émerge, celui d’ici et maintenant, où l’argent n’est pas ce qui compte et où le temps redevient ma monnaie vitale. Entre désobéissance et résistance, je ne vois pas comment à présent je pourrais faire autrement que de quitter ce monde qui meurt (même si ses monstres sont toujours vaillants) pour aller faire vivre celui qui vient. Qui vient avec moi ?

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5 commentaires sur “Travail, temps et argent

  1. Merci pour cet article qui rejoint celui que t’avais déjà écrit sur le sujet. Je regarderai volontiers ce documentaire que tu nous conseilles un de ces jours 🙂

    Quant au fait de vouloir absolument une maison et des enfants, c’est une vision dans laquelle je ne me retrouve pas du tout. Je le dis et je me fais regarder bizarrement… Je n’ai même pas de convictions particulières par rapport à ça, c’est juste que j’en ai pas envie, mais j’ai limite l’impression que c’est irresponsable de penser comme ça :/

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  2. Grâce à vous j’ai découvert les notions d’emploi entropique et de travail néguentropique développées par Bernard Stiegler (que vous n’avez pas cité dans cet article).

    De quoi à mieux structurer ma pensée, merci bien.

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