C’est le premier livre de Sylvain Tesson que je lis. Pourtant je connais bien l’énergumène, pour suivre ses passages médiatiques, lire ses chroniques dans différents magasines et le suivre un peu dans ses aventures autour du monde. C’est quelqu’un qui m’intéresse, car il se trouve à la croisée des mondes, à la fois très pudique sur sa vie et en même temps terriblement impudique dans ses interventions et ici dans ce livre. Comme beaucoup de téléspectateurs j’ai été surpris un jour, un soir, dans une émission littéraire sans doute, je ne m’en souviens plus très bien, de le voir venir sans pouvoir vraiment s’exprimer. J’avais entendu l’information mais de loin, qu’il avait eu un accident, domestique et non suite à une quelconque mise en danger ailleurs sur la planète. Il était tombé du toit. Et il était là, présentant à la télévision française un visage qui pouvait rappeler les gueules cassées de la Grande Guerre, ne nous épargnant rien de son visage à moitié paralysé et surtout de son débit plus qu’hésitant, presque la bave aux lèvres. Plus tard, il était revenu sur les plateaux, la main posée toujours contre son visage pour dissimuler la grimace que faisait sa lèvre et pour sans doute l’aider à parler. Il était aussi venu, j’en suis sûre, pour montrer à la face du monde, qu’il s’en remettait et qu’il progressait dans le retour de ses fonctions langagières. C’était à la fois fascinant et dérangeant. Et c’est cela que j’aime chez Sylvain Tesson : pas la moindre concession à la bienpensance et tout montrer.
C’est donc avec motivation que j’ai entamé la lecture de Dans les forêt de Sibérie. Je connaissais également le contexte de ce livre : une retraite de 6 mois au cœur de la Sibérie russe, aux bords du lac Baïkal. Cela faisait très longtemps que ce livre me tentait. Mais comme toutes les bonnes choses, elles doivent croiser votre route à un moment précis et donné. Pas avant. Pas après.
J’ai adoré ce livre. A tel point, et cela fait très longtemps que je n’ai pas pratiqué cette stratégie, que je l’ai lu le plus lentement possible pour ne pas avoir à le refermer trop vite. Les grands lecteurs connaissent bien cela. Quand un livre vous touche, vous prend, on ne craint qu’une seule chose, sa fin, toujours trop rapide et synonyme de retour dans cette triste réalité. C’est bien ce qui s’est passé avec ce livre, qui n’est pas un roman ni un livre de voyage. Un livre plus proche du journal intime mais aussi de la poésie.
« Une fuite, la vie dans les bois ? La fuite est le nom que les gens ensablés dans les fondrières de l’habitude donnent à l’élan vital. Un jeu ? Assurément ! Comment appeler autrement un séjour de réclusion volontaire sur un rivage forestier avec une caisse de livres et des raquettes de neige ? Une quête ? Trop grand mot. Une expérience ? Au sens scientifique, oui. La cabane est un laboratoire. Une paillasse où précipiter ses désirs de liberté, de silence et de solitude. Un champ expérimental où s’inventer une vie au ralentie. »
Pourquoi ce livre compte pour moi ? Tout simplement parce que je souhaite ardemment vivre une telle expérience. Alors je n’ai pas les qualités de survie de Sylvain Tesson, mais l’appel de la solitude et de la nature a toujours été très fort en moi, et il grandit de plus en plus. La nature je l’ai côtoyé dans toute sa splendeur dans différents voyages en Himalaya, et aujourd’hui je le vis plus sereinement et plus routinièrement dans mon coin de campagne. Mais je sais le plaisir d’entendre les oiseaux et surtout de les voir tous les jours, de les observer depuis la fenêtre de mon bureau picorer les graines que je dépose régulièrement dans le jardin. Je n’ai pas d’ours mais une bande de chats plus ou moins apprivoisés qui passent et repassent devant ma fenêtre pour attester que ce bout de territoire est leur. Je n’ai pas la forêt boréale, mais quelques arpents d’arbres pleins d’humains, mais on fait avec ce que l’on a.
« La beauté ne sauvera jamais le monde, tout juste offrira-t-elle de beaux décors pour l’entre-tuerie des hommes. »
La solitude a toujours été ma meilleure compagne, ma force et la seule chose qui me fait survivre ici bas. Sans la solitude j’aurais déjà disparu. Quand elle est vécue avec Joie, la solitude est le plus grand des bienfaits. Je ne l’ai jamais subie, je l’ai toujours recherchée, elle est mon bien le plus précieux. La solitude c’est le silence, le calme, l’imagination, être à la fois en soi et en dehors de soi, pouvoir être libre et indépendante. Ne pas faire partie du grand tout, du bruit, de la foule, du marasme, des miasmes, de la bêtise, du monde en somme…
« L’ermite accepte de ne plus rien peser dans la marche du monde, de ne compter pour rien dans la chaîne des causalités. Ses pensées ne modèleront pas le cours des choses, n’influenceront personne. Ses actes ne signifieront rien (Peut-être sera-t-il encore l’objet de quelques souvenirs.) Qu’elle est légère cette pensée ! Et comme elle prélude au détachement final : on ne se sent jamais aussi vivant que mort au monde !»
Ce livre est magique, car il vous raconte l’important : qu’il n’y a rien d’important ni rien à faire dans la vie. Il n’y a rien à faire d’autre qu’à contempler la beauté du monde et à boire des coups avec ses amis. Quand le temps vous appartient, quand votre temps n’est pas l’esclave de celui des autres et de la société, et que vous vous appartenez totalement et exclusivement.
« Le luxe ? C’est le déploiement devers moi de vingt-quatre heures, offertes chaque jour à mon seul désir. Les heures sont de grandes filles blanches dressées dans le soleil pour me servir. Si je veux rester deux jours sur le châlit à lire un roman, qui m’en empêchera ? S’il me prend l’envie au soir tombant de partir dans les bois, qui m’en dissuadera ? Le solitaire des forêts a deux amours, le temps et l’espace. Le premier, il l’emplit à sa guise, le deuxième, il le connaît comme personne. Qu’est-ce que la société ? Le nom donné à ce faisceau de courants extérieurs qui pèsent sur le gouvernail de notre barque pour nous empêcher de la mener où bon nous semble. »
A aucun moment je ne me suis ennuyée dans ce livre, car chaque instant que Tesson décrit sont des instants que j’ai déjà vécu ou que je souhaite vivre. Hors du monde, hors de la ville surtout. Pourtant, j’aurais cru qu’il allait passer plus de temps en totale solitude. Mais finalement, il l’est peu : entouré de la nature, des chiens qu’il adopte au bout de quelques semaines, mais surtout de toutes les visites qu’il reçoit et qu’il rend, de ci de là dans la région. Les voyageurs qui viennent du lac et qui s’arrêtent dans sa cabane pour passer une heure ou deux jours. Les escapades qu’il entreprend surtout en plein hiver, pour se retrouver sur les hauteurs du lac, et passer des nuits sous le ciel étoilé et au-dessus du lac totalement gelé.
J’ai apprécié l’intimité qu’il dévoile dans ses pages : les douleurs que le monde lui inflige même quand il a décidé de s’en extraire (ou justement parce qu’il a décidé de s’en extraire), sa franchise quand il nous explique qu’il est venu dans sa cabane avec des livres, des cigares et surtout de la vodka et qu’il passe une grande partie de ses journées à être ivre. Il ne cache rien et n’essaye pas d’être un autre, un « aventurier » qui serait là pour la grandeur du geste. Pas de posture mais une vraie langue, imagée et poétique. Quand on lit des romans on est transporté dans un autre décor et surtout une action. Là, point d’action, mais que des images, des sons, des odeurs que l’on vit au travers de ces pages.
« Se tenir là, au sommet. Les montagnes, je les admire. Elles gisent, indifférentes, elles se contentent d’être. Le So ist de Hegel est la plus intelligente parole prononcée devant l’incommensurable. »
Outre ces descriptions, le livre est aussi proche d’un traité de philosophie, pratique. Beaucoup de phrases, d’aphorismes, de réflexions avec lesquelles je suis souvent d’accord, en particulier sur son expérience, sur cette folie qui confine à la seule action raisonnable qu’un homme sage puisse faire ces jours-ci.
« En ville, le libéral, le gauchiste, le révolutionnaire et le grand bourgeois paient leur pain, leur essence et leurs taxes. L’ermite, lui, ne demande ni ne donne rien à l’État. Il s’enfouit dans les bois, en tire subsistance. Son retrait constitue un manque à gagner pour le gouvernement. Devenir un manque à gagner devrait constituer l’objectif des révolutionnaires. Un repas de poisson grillé et de myrtilles cueillies dans la forêt est plus anti-étatique qu’une manifestation hérissée de drapeaux noirs. Les dynamiteurs de citadelle ont besoin de la citadelle. Ils sont contre l’État au sens où il s’y appuient. Walt Whitman : « je n’ai rien à voir avec ce système, pas même assez pour m’y opposer.»
On se dit, quand on apprécie l’homme et l’expérience, qu’il aurait dû rester plus longtemps, comme Thoreau à Walden, et écrire davantage, pour que l’on puisse se perdre plus longtemps et pourquoi pas pour toujours dans cet univers hors du temps et hors de l’harassement. C’est un livre que je relirais, mais jamais ce ne sera plus comme cette première fois.
« Convaincre des milliards de Chinois, d’Indiens et d’Européens qu’il vaut mieux lire Sénèque qu’engloutir des cheeseburgers ? »
Vous n’êtes pas la seule à rèver ainsi.
Dans ce modeste équipage il suffira de remplacer la vodka par le vinho verde et d’y ajouter mon cello pour que tout soit parfait.
Dans deux ans…
En revanche, je ne reviendrai pas !
Bien que je sache que la liberté nécessite la solitude, il demeure un choix cornélien, je ne vis pas seul !
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