Il est temps de raconter les attentats
Cet été j’ai lu Le Lambeau de Philippe Lançon et comme beaucoup de lecteurs et de blogueurs, je n’ai pas voulu faire de chronique sur ce livre magnifique, car comment ajouter des mots à des phrases déjà si justes et si belles. Et puis la rentrée littéraire est passée par là, et j’ai lu le roman de Yasmina Khadra, Khalil. Je n’ai jamais lu de roman de Khadra, même si j’entends parler de lui depuis longtemps. Je le confonds en fait avec Yasmina Réza que, pour des raisons totalement personnelles que je n’expliquerais pas ici, je n’ai pas envie de lire. J’ai donc mis dans le même panier ces deux auteurs avec l’idée que je n’avais pas envie de m’y plonger. Et puis le bouche-à-oreille littéraire de la rentrée a fait son chemin et surtout le sujet du roman de Khadra m’a intéressé, puisque justement j’avais lu Le Lambeau.
Cela fait 3 ans que la série des attentats parisiens, celui de Charlie Hebdo le 7 janvier et celui de la funeste nuit du 15 novembre 2015, sont survenus et on voit bien que le temps des blessures purulentes commence à cicatriser et que celui des récits commence à poindre. J’ai déjà parlé ici du documentaire diffusé par Netflix au printemps, Fluctuat nec mergitur. Je me suis dit que finalement j’allais parler du livre de Philippe Lançon en le mettant à côté de celui de Yasmina Khadra : de la victime au bourreau, qu’allait-on comprendre ?
Deux livres qui nous racontent les attentats de l’intérieur
La forme des deux ouvrages est radicalement différente. Même s’ils sont tous les deux écrits à la première personne, Philippe Lançon apporte un récit, un témoignage de ce qu’il a vécu quand Yasmina Khadra avec tout autant de courage fait parler un terroriste belge. Les plumes également sont très éloignées. Lançon est un écrivain langoureux qui aime les phrases, qui aime Proust, et qui cisèle des lignes longues et tortueuses pour créer un tableau, une atmosphère. Chez Khadra, dont je ne connais pas le style par ailleurs, le roman est plus rythmé, des formules courtes et beaucoup de dialogues. D’un côté un fleuve qui prend son temps et que l’on lit également doucement, pour ne pas trop entrer de plein fouet dans la réalité décrite. De l’autre, un roman haletant avec un vrai suspens, des personnages bien campés et une histoire tragique jusqu’au bout.
J’ai beaucoup aimé les deux livres, même s’ils sont difficiles à lire pour des raisons différentes. Chez Khadra, le parti pris de l’auteur, de nous faire entrer dans les pensées et les actes du terroriste, est dérangeant, au moins au début. On se dit que l’on ne veut pas s’enfoncer dans sa tête, on ne veut pas savoir ce qu’il pense. Puisque c’est la force d’un roman, de nous proposer une identification au personnage principal, on entre immanquablement dans ce jeu, mais on n’aime pas cela. C’est comme si on était obligé de fraterniser avec le diable ! Chez Lançon, au contraire, c’est l’empathie avec l’auteur, ses souffrances, sa douleur tant physique que psychique, qui peut nous faire trébucher dans la lecture. Je n’ai pas réussi à fréquenter le livre d’une traite, j’ai mis plusieurs semaines à le lire, car c’est comme regarder le soleil en face, on ne tient pas longtemps ! Par contre, dans Le Lambeau, il est difficile de s’identifier au narrateur, de toute façon parce que ce n’est pas un roman, et parce que l’expérience que vit Lançon est tellement intime, personnelle, profonde que l’on ne peut pas éprouver ce qu’il ressent. Et puis je pense que ce n’est pas le but.
Faut-il ressentir pour comprendre ?
Et finalement ces deux livres nous posent une question très actuelle : pour comprendre un drame, faut-il être capable de le ressentir ? Nous vivons dans une société où l’émotion est reine, où elle est la mesure de toute chose et surtout de toute pensée. On ressent d’abord avant de penser. Cela me gêne profondément, car même si je ne suis pas un thuriféraire de la raison dont la sécheresse nous prive aujourd’hui de notre faculté à imaginer l’Autre, je considère pour autant qu’elle est la première qualité humaine à mettre en œuvre quand il s’agit d’observer et d’analyser des faits ou des comportements. Mais aurais-je pu ou voulu lire un essai qui m’explique ce qui s’est passé avant, durant et après les attentats de Paris du point de vue des terroristes ?
Khadra nous force la main et nous emmène dans le voyage à la fois morbide et irréel de Khalil, un jeune paumé de Molenbeek, qui ne réussit pas à se faire sauter dans un RER le soir du 15 novembre 2015. On suit ensuite son périple pour retrouver sa place auprès de la faune de barbares qui composent ses «frères ». De planque en planque, l’auteur nous raconte sa minable vie, sa famille, ses sœurs, Yezza vieille fille aigrie et sa sœur jumelle Zahra dont le destin fait de ce livre une vraie tragédie grecque, avec quelques accents nihilistes. L’auteur nous décrit un être paumé, méprisant son père et sa mère, relégué dans les bas-fonds de la société parce qu’il ne s’est pas intégré, rejetant l’école et la Belgique. J’avoue que ce portrait typique du terroriste est un peu facile, cette psychologie d’épicerie ne me convainc pas quant aux motivations des barbares. La radicalisation islamiste est alors vécue comme une rédemption : la mosquée fait de Khalil un autre, un héros, lui retire les souillures de sa propre bêtise et de sa paresse. C’est commode, mais c’est peut-être ainsi que le système fonctionne.
« Couché sur mon lit, j’écoutais mon pouls résonner à travers mon être.
La lumière crue du lustre me rongeait les yeux.
J’éteignis.
L’obscurité m’apaisa un peu. Je pensai à Driss et à Rayan, à nos années Molenbeek, à nos quatre cents coups et à nos quatre cents tacles. À quel moment les frères avaient-ils permuté mes repères ? En avais-je eu vraiment ? Je ne crois pas. J’étais sur leur chemin, objet perdu, ils m’ont ramassé et m’ont gardé puisque personne ne m’avait réclamé. Qu’avais-je été avant ? Une feuille volante ballottée par les vents contraires. Sur cette page blanche, ils avaient promis d’écrire une épopée dont je serais le héros. Avais-je été heureux parmi eux ? Bien sûr que oui. J’étais heureux, et fier ; j’avais une visibilité, une contenance, un idéal, moi qui ne faisais que glandouiller dans les tripots avant de rentrer chez moi en rasant les murs, une main devant, une main derrière, au grand dam de mon père. Un parasite, voilà ce que j’étais avant, une larve qui, toute honte bue, vivotait aux crochets d’un père radin et d’une mère misérable.
J’étais conscient de mon insignifiance et n’en avais cure.
Je n’avais pas plus d’ambition qu’un chien errant.
Que faire maintenant ? »
Ce qui nous empêche, un peu, de nous identifier à Khalil, c’est sa propension à mentir et la facilité avec laquelle il ment, tout le temps et à tout le monde. Pour expliquer sa cavale, il ment, même à sa sœur qu’il adore. Pour pousser son ami Rayan à le sauver, il ment, par pur égoïsme. Pour se défausser de ses lâchetés, il ment, il ment. Ses mensonges atterrissent dans les dialogues avec une telle nudité, qu’ils sont autant de gifles pour le lecteur. Il trahit comme il respire et cela en devient gênant au fil de la lecture. Et cette réalité du roman est la faille du discours des islamistes et ce qui nous permet, à nous lecteurs, de ne pas nous y attacher. C’est la pire contradiction des intégristes, pauvres hères qui appellent à la Vérité, mais qui sont incapables de la construire et de la vivre.
« Qu’est-ce que la Vérité pour toi, frère Khalil ? » Tu lui réponds aussitôt, s’agissant de la plus nette des évidences : « C’est Dieu tout- puissant, mon cher imam. » À ta grande surprise, le cheikh fait non de la tête et te confie sous serment : « Non, frère Khalil, la Vérité sur cette terre, c’est toi. Car il te sera demandé, au Jour dernier : quelle grâce as-tu rendue à Celui qui a fait de toi un être d’amour et de lumière ? » Et alors, tout le sens que tu croyais avoir des êtres et des choses ainsi que de leur complexité, toutes les valeurs fallacieuses que l’on t’a enseignées à l’école, les notions de bien et de mal, celles de tort et de contrition, la fonction de l’honneur, de la vertu, du devoir, de la loyauté et de la pureté, enfin tout ce que tu croyais avoir compris, appris ou vécu s’écroule autour de toi comme des tentures de poussière et tu te retrouves face à la seule Vérité qui compte : toi, c’est-à-dire ou bien un soldat de Dieu ou bien un suppôt de Satan.
Arrivé à ce stade de lévitation, il n’y a plus de marche arrière. On retirerait un seul écrou que toute la charpente s’effondrerait – et qui voudrait voir l’échafaudage de son mausolée se disloquer ? »
Et c’est là que l’on comprend que ces fous de Dieu sont surtout les grands perdants de la société post-moderne, cette société liquide que décrit Bauman, et qui exige de chacun d’entre nous un effort surhumain d’auto-affirmation de son « être » en dehors de toute communauté. Peut-être que penser l’islamisme comme une résurgence de ce que la société solide a pu produire de pire (totalitarismes de tout bord, Inquisition chrétienne…) à l’époque où l’individu, le « moi-je » doit être glorifié, est, je trouve, un moyen de comprendre la catastrophe dans laquelle nous vivons. L’islamisme comme déchet de l’opposition stérile entre deux modèles d’organisation de la vie humaine, quand certains contemporains ne sont pas capables de s’auto-affirmer « en douceur » et ne réussissent pas à bêler avec le troupeau en portant des tatouages, en étant véganes et en lisant des livres de développement personnel ! Nous fabriquons nos propres monstres et nous préférons couper les têtes des chiens mutants que de trouver une autre façon de vivre une vie bonne.
Chez Philippe Lançon, il y a très peu de place pour l’interrogation ou la compréhension de ce que sont les terroristes. Ce ne sont que deux paires de jambes en pantalon noir qui surgissent dans l’existence de l’auteur. Il ne s’attarde pas sur eux, même si leurs actes sont ce qui constitue la trame de la vie et de l’œuvre de Lançon. Ils sont absents, et c’est très bien. Il ne reste plus que l’acte lui-même, la folie, la tuerie, le massacre, la blessure. Ne dit-on pas que ce qui compte ce sont nos actes et pas nos pensées ou nos intentions. De ce côté, le livre de Khadra apparaît dans toute son évanescence : qui peut bien s’intéresser à ce qui se passe dans le crâne d’un terroriste ? Il n’est que destruction. Lançon nous parle de reconstruction, de vie, d’humains. Ce qu’il nous raconte est pourtant aussi une tragédie : celle des morts de Charlie, celle de sa vie morte sous les balles, celle de ses espoirs infimes qu’il ne réussit pas à tisser, celle de la douleur physique dont il nous épargne en grande partie l’histoire. La mort, la souffrance et l’écriture. Voilà, je trouve, sa trilogie.
« Mon état mental de vaut pas mieux. J’émerge de deux mois de soins intensifs comme d’un long rêve, entre trente-six gueules de bois à la fois. Le moment délicat, docteur, est celui où le patient reprend conscience du corps métamorphosé dans le monde vivant qui l’entoure. C’est là qu’il commence véritablement à renaître, et cette renaissance, qui se manifestait jusqu’ici par des chocs physiques, d’une violence presque magique, s’accompagne maintenant d’une certaine tristesse : je quitte le cycle des marmites de l’enfer pour entrer dans le bain froid du purgatoire, qui ne vaut guère mieux. Je pleure sur ma vie perdue, je pleure sur ma vie future, je pleure sur la vie obscure, mais vouss ne me verrez pas pleurer. Voilà, docteur, où j’en suis. Je vous vois prendre des notes, c’est bien. Mais est-ce suffisant ? »
Philippe Lançon raconte avant tout son parcours hospitalier, à la Salpêtrière et au Val de Grâce, avec les opérations entre les mains de Chloé, sa chirurgienne (que l’on peut retrouver dans cette vidéo) qu’il vénère et avec laquelle il entretient une relation complexe faite d’abandon, mais aussi parfois de colère et de questionnements. Son récit est fait de petits détails, de ce qu’il ressent, pour ses amis, sa famille, ses proches. De ce qu’il ressent pour les soignants qui s’occupent de lui, avec dévouement. De ce qu’il ressent pour lui-même, diminué par la blessure, parce qu’il ne peut plus parler ni manger correctement. Il dissèque, il observe, il note. Il nous avoue être un grand lecteur de Proust, surtout quand il doit descendre au bloc opératoire : il relit alors la mort de la grand-mère du narrateur, dans Du côté des Guermantes. Et je trouve que Philippe Lançon dans son livre cherche à avoir des accents proustiens, à la fois dans son style nourri et dans la trame précise et fouillée de son récit. Mais au contraire de Proust, il ne nous raconte pas les détails d’une vie de snobs parisiens au début du XXe siècle, mais le parcours douloureux d’une victime d’un attentat terroriste au début du XXIe siècle.
« Je les ai regardés d’en bas et perpendiculairement, depuis le berceau où je n’avais pas a possibilité de vagir ni de croire que j’allais renaître, mais aussi d’en haut, comme une sorte de Bouddha lévitant par-dessus leurs silhouettes, leur douleur. Eux souffraient, je le voyais, mais moi, je ne souffrais pas : j’étais la souffrance. Vivre à l’intérieur de la souffrance, entièrement, ne plus être déterminée que par elle, ce n’est pas souffrir : c’est autre chose, une modification complète de l’être. Je sentais que je me détachais de tout ce que je voyais et de moi-même pour mieux le digérer. »
Deux récits du néant
Mais quel pourrait être le point commun entre ces deux livres ? Je l’ai trouvé dans le thème du néant et du nihilisme. Les deux narrateurs, la victime comme le bourreau, sont au bord du néant. Le premier y a été poussé tandis que le second l’a cherché. Mais finalement c’est la même chose, ils vivent les mêmes angoisses de vide et de mort.
« Le néant est un mot qu’on n’emploie plus volontiers et que j’avais utilisé dans trop d’articles pour avoir lu trop de poésies, ou les avoir lues trop mal, un de ces mots qui a gonflé dans les consciences en vieillissant comme un cadavre dans l’eau, gonflé et puis crevé. C’est un état qu’on peut penser, mais on l’emploie et on le pense généralement comme on tire à blanc, sans jamais pouvoir tout à fait se l’appliquer. On ne pouvait imaginer le néant, dans cette petite salle ordinaire et relativement laide, qu’en tant que survivant – prêt à le décrire ou à le dessiner, avant de passer au texte ou au dessin suivant. Mais étais-je, à cet instant, un survivant ? Un revenant ? Où étaient la mort, la vie ? Que restait-il de moi ? Je ne pensais pas ces questions de l’extérieur, comme des sujets de dissertation. Je les vivais. Elles étaient là, par terre, autour de moi et en moi, concrètes comme un éclat de bois ou un trou dans le parquet, vagues comme un mal non identifié, elles me saturaient et je ne savais qu’en faire. »
Pour Lançon, le gouffre qui sépare sa vie d’avant avec sa vie présente, est qu’avant il était un journaliste, un intello qui écrivait sur l’abîme avec peut-être la condescendance du bien loti. À présent, il le vit, non pas dans sa tête, mais dans sa chair et pour toujours. Le néant est devenu son ordinaire et pourtant il faut bien survivre, et ne pas laisser de place à cette idée tentante : ne pas être.
Pour Yasmina Khadra, le vacuité est celui d’une fiction, mais est-il moins puissant dans la tête des vrais terroristes ?
« Qu’étais-je allé prouver à Paris ? Qu’irais-je rectifier à Marrakech ? Si les prophètes n’ont pas réussi à nous assagir, c’est la preuve que la frustration est profondément humaine – le meilleur d’entre nous est celui qui essaye de la surmonter. La colère est une fuite en avant, le rejet brutal de notre inaptitude à faire la part des choses, la faillite outragée du bon sens. Tout ce qui échappe à notre contrôle envenime la raison et ne fait qu’assombrir davantage les jalons de notre perdition. Les guerres ne sont que peine perdue et les damnés exaltés sont complices de leurs malheurs. Où se situait mon malheur à moi qui avais atteint l’équivalence de toutes les fureurs et de tous les dénis, de toutes les certitudes et de tous les désenchantements ? À quoi servirait mon suicide ? À gâcher les rêves des autres parce que j’avais pris les miens en grippe ?…
J’étais arrivé au bout des choses, épuisé, pitoyable et aigri. Je n’avais plus la force d’exiger quoi que ce soit, ni de moi ni de personne. Mon cercle privé s’étant dépeuplé, aucun son de cloche ne bercerait mon être. Les deux personnes que je chérissais n’étaient plus là. La mort de Driss avait laissé un gouffre en moi, et celle de Zahra les ténèbres qu’il abrite. »
Comment peut-on justifier de tuer parce que sa vie est vide, vide d’amour et de tendresse, dépouillée des autres que l’on rejette en même temps qu’on les appelle ? Peut-être finalement qu’il faut que le néant prenne ces individus qui n’ont rien d’humain, pour qu’ils arrêtent de fabriquer des ténèbres pour ceux qui veulent vivre et aimer. Nous avons le malheur de vivre cette époque où le néant frappe à notre porte et comme le souffle de Dieu, n’épargne pas même les Innocents.
J’avais été déçue par ses deux derniers livres (l’un par ma faute, l’autre par la sienne) et j’avais un peu peur de celui-là, mais ce que tu as dit m’a convaincue de lui donner une chance ! Le sujet m’intéresse aussi en plus. (et il a une plume que j’aime vraiment beaucoup) Je note aussi « Le lambeau ».
Troupeau, les vegans ? (je suis végétarienne, et je n’ai pas compris ce passage)
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Deux romans que j’ai très envie de découvrir !
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