Êtes vous un lecteur de Proust ? Dans la vie de tout grand bibliophage, un jour, immanquablement, cette question arrive sur le tapis ! C’est un passage obligé, une initiation et attention à ce que vous allez répondre. D’autant plus que dans ce domaine, le mensonge est courant. En effet, quand on lit beaucoup, de ne pas avoir dévoré Proust est à la limite de l’hérésie, du moins dans certains milieux autorisés. Je subodore que, dans la nouvelle génération de bouquineurs assidus de romances et autres contes fantastiques, lire Proust n’est plus un signe d’appartenance à la Secte. Est-ce un mal ou un bien, je ne saurais dire. Je peux juste affirmer, que pour les personnes nées avant Internet (!), cette lecture était une sinécure, d’autant plus que, comme moi, on est ou a été professeur !

Adolescente furieusement passionnée par les livres, j’ai lu les grands classiques, que cela soit par l’obligation scolaire ou par goût. Mais je sais, à présent, que je n’ai jamais pu les apprécier justement. Il faut du temps, beaucoup de lectures et avoir fait des voyages, pour aimer les qualités littéraires, stylistiques d’un Balzac ou d’un Flaubert. Le seul qui surnage dans mes souvenirs de jeunesse, c’est Zola, dont le réalisme politique trouvait à l’époque un écho salvateur dans mes luttes contre toutes les injustices de ce monde.

J’ai donc redécouvert il y a quelques années des textes que, comme la plupart des adolescents francophones, j’avais pu un jour croiser, mais que je n’avais pas vraiment goûtés. J’ai suis ainsi tombée en amour avec Mme Bovary, que, durant des années, je vouais aux gémonies : roman moderne, langue superbe. Longtemps aussi j’ai trouvé dans la littérature anglaise de la même époque, ce qui me semblait-il, manquait à la française : des histoires tout simplement, et pas un nombrilisme et un narcissisme verbal quelque peu orgueilleux. Et puis, il faut avouer que les lettres britanniques, de Jane Austen, Walter Scott, des sœurs Brontë à Conan Doyle, ont un peu plus de panache… même si j’adore Cyrano !
Le seul auteur français classique que j’ai toujours apprécié, paradoxalement pour la richesse et la beauté de sa langue, est Balzac, que j’ai plus ou moins fréquenté. La plongée dans ses pages, que d’aucuns trouvent abstraites et méticuleuses, est à chaque fois un bain de jouvence intellectuelle.

Et puis, mon vrai coup de cœur littéraire classique est russe. Tolstoï bien sûr, Guerre et Paix évidemment, m’a profondément marqué très jeune, quand j’ai pu, de longues heures durant, lire les aventures belliqueuses et romanesques de ces nobles aristocrates qui parlent français, mais font la guerre à Napoléon. Ce lourd volume est pour moi le comble du chef d’œuvre littéraire, de maîtrise, de perfection, de langue (que je regrette de ne pas savoir le russe), d’imagination surtout. Guerre et Paix rassemble tout ce que l’on exige d’un roman : des personnages puissants, des actions triomphales, des vies tragiques, des amours troublées. Cela bouge, c’est dantesque, c’est magnifique. Je le relis régulièrement, car j’aime par-dessus tout perdre mon temps dans les méandres de cette fresque antique.

Mais il restait dans ma carrière de lectrice un grand vide, un néant presque : Proust. Je m’y était attaqué ado, avec les autres auteurs classiques, et pire que les autres, je n’ai jamais pu « y entrer » comme on dit. Élève de classe préparatoire littéraire dans les années 90, j’ai eu un professeur de Lettres excentrique dans la forme comme dans le fond. M. Lartichaud (si, si) portait de longues et rugueuses écharpes en laine aux couleurs très années 70, des lunettes rondes et fumées, le cheveu rare et gras sur une silhouette anguleuse. Il était passionné par son métier de professeur et nous a pris par surprise, quand à la rentrée de cette année mémorable, en face d’une classe de l’élite républicaine, il nous a affirmé qu’il allait nous apprendre « à lire et à écrire ». Quelle déclaration farfelue devant un panel d’élèves brillants qui avaient tous eu leur bac avec mention (chose beaucoup plus rare à cette époque !). Pourtant c’est ce qui s’est passé. Et pour cela, ses méthodes pouvaient paraître peu orthodoxes, comme ce jour où nous avons dû réaliser un commentaire composé d’une planche de la bande dessinée du Sapeur Camembert, publiée entre 1890 et 1896 ! M. Lartichaud était un grand lecteur de Proust, et il avait entrepris avec ses classes, de faire lire les volumes de l’illustre écrivain, par ordre chronologique, un par an. Arrivée bien après le début de ce dispositif, j’ai donc eu la tâche de lire Albertine disparue, auquel je n’ai rien compris et qui fut un calvaire à avaler.
Je suis restée sur cet échec, d’autant plus que les années qui suivirent furent pour moi des années de lectures historiques, plongée dans mes études médiévales.

Parfois, quand cela me prenait, je me disais que je devais m’y remettre, pour moi aussi faire partie de la Secte. Alors je sortais mon exemplaire vieilli Du Côté de chez Swann que je laissais bien vite tomber, rondement fatiguée par la tâche et puis attirée par des romans plus faciles et plus tard par l’aiguillon de la philosophie.
J’ai pourtant rencontré des Adeptes, qui m’ont tous (ou plutôt toutes) tentées de me convaincre. C’étaient des professeures de Lettres, qui me vantaient la grandeur et la puissance de Proust. Comme elles étaient souvent mes amies, je ne voulais pas les décevoir, et j’acquiesçais à leurs dithyrambes sans pour autant me départir, en mon intérieur, d’une sacrée dose de doute quant aux qualités intrinsèques de l’œuvre. Je me sentais exclue d’un Paradis qui semblait prometteur, je me sentais faire partie de la plèbe, de celle qui n’a pas lu Proust, et c’était d’autant plus douloureux qu’extérieurement, je portais tous les signes de la réussite intellectuelle. J’avais ainsi une collègue, Alia, qui lisait et relisait Proust, dans les volumes précieux de la Pléiade qu’elle transportait tous les jours dans son cartable et qu’elle sortait quand l’ennui la prenait en salle des profs. Il y avait sans doute un doigt de snobisme dans tout cela, mais n’est-ce pas là un des principaux thèmes proustiens ?
Dans les conversations un peu près civilisées, la question de son auteur préféré revenait régulièrement. J’étais pour le moins satisfaite de pouvoir dire que le mien était Tolstoï, ce qui, même si je n’avais pas lu Proust, me permettait de rester dans la course. Mais sur mon CV d’intello, il manquait quelque chose. D’autant plus que même si je ne l’avais pas découvert, j’aurais pu au moins reconnaître, comme les autres, les qualités exceptionnelles de l’écriture, la puissance psychologique de cette non-histoire, et l’humour grinçant et tout balzacien de l’auteur sur la société de son temps.
J’en étais donc arrivée à ce point où j’avais tiré un trait définitif sur cette question. Non, je n’avais pas lu Proust et je ne comptais par remédier à cette tâche sur mon honneur de lectrice. Tant pis. Je pourrais bien vivre autrement, et toc.
Et puis le destin est rieur. Il y a deux ans, par un morne après-midi de vacances scolaires, j’ai ressorti le vieux livre de poche du premier tome de la Recherche, comme annoncent les Adeptes. Par total désœuvrement, je l’ai ouvert et je me suis dit que j’allais retenter de lire et peut-être de dépasser la première page. Et là, le miracle s’est produit. C’est exactement quand, enfant ou adolescent, vous détestez les brocolis, et qu’à l’âge adulte vous pensez, « tiens je vais essayer de me cuisiner des brocolis, ça va être rigolo », et que, surprise, vous adorez ça. Sans savoir ni pourquoi ni comment, vos goûts ont changés. C’est le grand principe de l’impermanence ! Les brocolis, les épinards, les endives au jambon… ou Proust, c’est la même chose au fond. Quand on voit certains s’en bâfrer avec délectation, on les envie et on se dit que cela doit être bon, puisqu’eux aiment cette nourriture. Est-ce à force d’essayer, de ne pas lâcher que parfois le goût de tel ou tel aliment corporel ou spirituel finit par vous plaire ?
J’ai donc avalé tout goulûment le premier volume, que j’ai racheté dans la collection Blanche de Gallimard, pour avoir le plaisir du toucher en même temps que celui de l’esprit. Cet investissement était nécessaire, et j’ai continué la collection en me rendant, comme tout bon petit soldat de la culture, dans une célèbre librairie indépendante de Nantes, Vent d’Ouest. La libraire a d’ailleurs dû commander les volumes suivants, expressément pour moi ! Depuis lors, je chemine doucement mais sûrement dans cette lecture qui prend du temps et qui demande un cerveau agile et bien réveillé.
En tout cas, je goûte à présent le Paradis proustien et je me demande même comment j’ai fait pour ne pas l’aimer avant. Sans doute est-ce une question de temps et d’expérience. Et aussi de coïncidence. Il y a des livres, des gens, des paysages, des musiques qui traînent autour de vous, mais que vous ne rencontrez qu’au bon moment, parce que c’est le bon moment dans votre vie, et pas avant.
Et donc aujourd’hui je peux affirmer que, oui, Proust est un génie de la littérature, et que c’est un régal que de se perdre dans le labyrinthe de sa prose atmosphérique et dans ses pages où il ne se passe rien. Comme un peintre impressionniste, ses mots sont autant de couleurs avec lesquelles il décrit l’esprit humain. Surtout il sait mettre au jour, avec seulement le langage, des états d’âme si fugaces et subtils que nous vivons tous, mais dont il est parfois difficile de prendre conscience. C’est comme s’il autopsiait tous les tours et détours de l’esprit, ses émotions, ses cachotteries que l’on se fait à soi-même et bien sûr les souvenirs qui dansent au fond de nos rêves. Et c’est peut-être là la raison de la difficulté de lire Proust : il faut avoir assez de souvenirs pour savoir à quel point ils nous échappent et pourtant nous torturent quand ils apparaissent au creux d’un chemin que l’on parcourt pour la première fois et qui nous faire ressouvenir d’un moment longtemps passé et presque oublié.

« J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans » chante Baudelaire : des souvenirs de choses vécues, mais surtout des souvenirs des rêves éveillés que l’on fait quand l’ennui plane. Et puis parfois, les souvenirs des choses vécues deviennent des rêves : on rêve que l’on a vécu, que l’on a aimé et on se demande si c’était bien vrai, parce qu’aujourd’hui, cela paraît improbable. Alors une petite musique, le goût d’une pâtisserie fine, un rayon de lumière sur un paysage nous rappelle que l’on est bien vivant, car on se souvient d’un amant, d’un voyage, d’une ville et de la poussière dont est fait le Temps.
Je suis une hérésie, car je n’ai jamais lu Proust… Je suis très en retard côté culture des classiques, je n’en ai pas lu énormément.
Et je vais en rajouter une couche, vu que je vois en plus que c’est ton auteur préféré : j’ai détesté Guerre et Paix ! Alors attention, je reconnais toutes ses qualités littéraires (c’est un peu grâce à ça que j’ai lu les 1200 pages de mon édition alors que je ne souhaitais qu’une chose dans le fond, arrêter cette lecture) mais l’histoire… Les personnages sont tout bonnement insupportables à mes yeux ! Une fille avait fait une critique tout à fait élogieuse de ce livre et avait précisé une chose que j’aurais bien aimé savoir avant : il faut être prêt à suivre l’aristocratie russe. Et je n’y étais pas prête, d’autant plus qu’on m’avait dit que je verrai toutes les couches sociales de la Russie de l’époque… Quel mensonge ! Je ne m’attendais pas à du Zola, mais quand même…
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