PESSIMISME ET SCEPTICISME La force du scepticisme est d’être, comme les autres philosophies héllenistiques tels que le stoïcisme ou l’épicurisme, une pensée qui se met en pratique. Le scepticisme qu’il faut comparer au pessimisme de Schopenhauer et de Cioran est en fait celui de Pyrrhon l’Ancien ou pyrrhonisme. Pyrrhon d’Elis est peu connu et sa vie fait davantage figure de légende. Mais nous savons qu’il accompagna son maître Anaxarque en Asie à la suite de l’expédition d’Alexandre et que durant cette fabuleuse odyssée il entra en contact avec des maîtres indiens et bouddhistes, et fut, semble-t-il, très impressionné par la sagesse austère de ce peuple. Ce point est essentiel : tout comme Schopenhauer et Cioran, mais de façon beaucoup plus directe et réelle, Pyrrhon a été largement influencé par la philosophie orientale et ces trois philosophies sont marquées par 1° une théorie du détachement ou de l’indifférence et 2° une mise en pratique de cette théorie. Mais ces points communs ne doivent pas nous leurrer et nous allons montrer que le pessimisme n’est pas tout à fait un scepticisme, même si les liens historiques et intellectuels sont extrêmements forts entre les deux pensées. I) Qu’est-ce que le scepticisme antique ?
Le pyrrhonisme est une interrogation sur l’être et la position de l’homme par rapport à l’être et à l’apparence de l’être, sa manifestation, tout cela toujours en vue du bonheur, ou plutôt d’une vie bienheureuse. Ce bonheur n’a pourtant rien de positif, c’est juste l’absence de troubles, c’est-à-dire l’ataraxie, une notion grecque peut-être née de ce contact avec l’Orient et dont on retrouve des traces dans la pensée de Schopenhauer et qui est bien présente chez Cioran, plus au fait au milieu du XXe siècle des avancées de la recherche historique sur les religions. Il s’agit là d’une attitude de l’homme face à la souffrance de ce monde : par le doute sur ses propres opinions qui sont tout autant illusions que n’importe quel objet et qui donc n’ont aucune valeur par essence, on peut atténuer les maux (mais aussi par conséquent les joies) qui nous frappent et nous émeuvent. Comme Socrate, Pyrrhon n’a rien écrit, mais sa doctrine est connue très fragmentairement par le travail de ses disciples comme Timon et par un petit texte d’Aristoclès dont nous reproduisons la traduction par Marcel Conche1 : « Il est nécessaire, avant tout, de faire porter l’examen sur notre pouvoir de connaissance, car si la nature ne nous a pas faits capables de connaître, il n’y a plus à poursuivre l’examen de quelque chose que ce soit. Il y a eu, effectivement, autrefois, des philosophes pour émettre une telle assertion, et Aristote les a réfutés. Cependant Pyrrhon d’Elis aussi soutint en maître cette thèse. Il est vrai qu’il n’a laissé aucun écrit, mais Timon, son disciple, dit que celui qui veut être heureux a trois points à considérer : d’abord quelle est la nature des choses ; ensuite dans quelle disposition nous devons être à leur égard ; enfin ce qui en résultera pour ceux qui sont dans cette disposition. Les choses, dit-il, il [Pyrrhon] les montre également in-différentes, im-mesurables, in-décidables. C’est pourquoi ni nos sensations, ni nos jugements, ne peuvent, ni dire vrai, ni se tromper. » Le pyrrhonisme peut être résumé par une série de concepts ayant entre eux un lien de causalité : isothénie (grâce au ou mallon), épochè, aphasie puis ataraxie. L’isothénie est l’indifférence des valeurs, l’égale force des discours conséquente à l’égale valeur de toutes les choses. C’est le ou mallon, pas plus ceci que cela, le doute et le refus de l’alternative, du choix. L’isothénie est la négation du principe de contradiction, ce qui entraîne la destruction de la question de l’être et du discours sur l’être. Il ne reste que l’apparence des choses sensibles qu’on ne peut affirmer ou nier et qui n’est qu’un phénomène, car ce dernier renvoie à une essence cachée (adelon) derrière le manifesté. L’isothénie affirme que les contraires peuvent être vrais en même temps : l’homme est aussi non-homme, non-cheval et a fortiori cheval. Les objets ne forment donc qu’Un car il n’y a pas de différences entre les choses ou pour le dire plus justement les choses sont non-différentes entre elles. La question centrale est donc celle de l’être et du discours sur l’être qui, ironiquement, par l’isothénie devient caduc et fait plonger le chercheur dans l’aphasie, le non-discours. En effet, toute parole sur l’apparence est aussi vide que l’objet apparent. En tentant de dire l’être, le discours ne dit que le vide donc il vaut mieux s’en tenir à l’ironie, une sorte de théologie négative, qui est un renversement du discours : en disant le contraire de ce qui est ou de ce qu’on pense, on peut espérer approcher l’essence de ce qui est dit ou pensé. D’où l’épochè ou suspension du jugement, de l’opinion devant une telle indifférence, de telles valeurs égales, une telle réification illusoire des objets. Alors le sage peut atteindre l’ataraxie, le bonheur dans l’absence de troubles, cette impassibilité, cette sérénité presque bouddhique. L’ataraxie est en fait un retour aux sensations pures disjointes autant que possible de toute opinion, de tout jugement sur ces sensations ressenties par le vivant. Il s’agit de se détacher des causes et des objets réifiés pour ne voir que l’apparence et ne prendre en compte que cette vacuité-là pour ce qu’elle est, c’est-à-dire rien. Alors seulement la vraie liberté peut se déployer, une vraie liberté d’agir dans le non-action car l’action se trouve désormais détachée de toute justification, de toute raison angoissante. Il n’y a pas de fondement à l’action et le sage retrouve une capacité d’action pure quasi divine, une spontanéité agissante et créatrice, une sorte d’inspiration a-temporelle sur l’instant qui se transforme en une pure expression du moi. Pour le pyrrhonisme, la possibilité d’un être vrai, d’une chose en soi est dogmatique car c’est une transcendance absurde de l’apparence sur la réalité. C’est le langage qui provoque la scission entre ce qui apparaît et ce qui est car le langage nous fait immanquablement nous situer d’un seul côté sans pouvoir réellement faire aboutir notre volonté d’harmonisation. Or le langage est la clé de la connaissance qui est doublement affectée par la perte d’énergie du discours et par l’affirmation que les choses apparentes n’ont pas d’être (alors que connaître c’est connaître ce qui est). Le pyrrhonisme détruit donc la recherche elle-même et de la non-différence des choses résulte une non-recherche qui seule permet l’état de calme intérieur et joyeux. L’image du sage est alors transformée. Il s’agit donc là d’une conversion pratique non seulement au doute quant à l’être mais aussi à l’indifférence quant aux choses apparentes et aux opinions. Cette conversion, cette attitude face au monde permet la conscience du non-fondement de l’action et libère une action sereine. De ce fait, non seulement il n’y a pas de valeur hors de ce type d’action humaine, mais surtout il n’y a pas de fin, de télos aux actions ou décisions humaines, il n’y a ni raison ni destin de l’homme individuel comme de l’humanité. Dieu n’est qu’un mot qui permet à ceux qui l’emploient de figer les différences terrestres ; le « monde » ou le « Tout » non plus n’existent pas. Le pyrrhonisme est un non-savoir que ce sait comme tel. 2) Schopenhauer refuse-t-il le scepticisme ?
Schopenhauer fait parfois référence au scepticisme dans son œuvre principale, souvent pour en prendre le contre-pied. Notre auteur connaît avant tout les disciples de Pyrrhon, la Nouvelle Académie et en premier lieu Sextus Empiricus qui dans ses Esquisses Pyrhonniennes ne présente pas la doctrine sceptique sous un jour des plus intéressant ou comme le dit Cioran : « Les traités où Sextus dressa, au début du IIIe siècle de notre ère, le bilan de tous les doutes antiques, sont une compilation exhaustive de l’irrespirable, ce qu’on a écrit de plus vertigineux et, il faut bien le dire de plus ennuyeux. »2 . Pour Schopenhaeur le scepticisme est comme les autres doctrines « dogmatiques » hellénistiques, une simple référence d’histoire de la philosophie. Les citations des sceptiques grecs sont essentiellement localisées dans les premières pages du Monde, cette partie sur les possibilités de connaissance du monde extérieur. Dès la page 38 Schopenhauer considère que le scepticisme se trompe sur la connaissance du monde car, comme beaucoup d’autres philosophies, il part de la « même erreur initiale », c’est-à-dire la distinction entre l’objet et la représentation de l’objet, alors « que l’objet et la représentation ne sont qu’une seule et même chose »3 , c’est-à-dire la volonté même vue de deux points de vue différents. Pour les sceptiques, toujours selon Schopenhauer, seule est connaissable l’action des objets par leur représentation et la cause de cet objet représenté dans ce monde-ci, autrement dit son essence intime, n’est jamais donnée au sujet connaissant. On voit là que Schopenaheur s’oppose nettement à l’affirmation sceptique de l’impossibilité de toucher l’être des choses puisque toute sa philosophie pessimiste est au contraire fondée sur la connaissance intime de la chose en soi comme volonté et comme manifestée, incarnée dans ce monde de représentation. Là où les sceptiques voient une irrémédiable, tragique et quasi ironique distinction abyssale, Schopenaheur ne voit qu’une seule chose, la volonté qui est l’être intime des choses en même temps qu’elle n’est qu’une manifestation illusoire dans les phénomènes et entre autre dans les individus et tous les êtres vivants.
3) Cioran est-il sceptique ?
Cioran est-il un vrai sceptique ? Le pyrrhonisme et la philosophie du doute sont très présents dans toutes ses pages. Mais adhère-t-il réellement et totalement à cette pensée ? ou bien ne s’en sert-il pas comme une sorte de marchepied pour transcender un doute et une indifférence qui sont malheureusement tout aussi irréels que tous les objets de ce monde. Avec le bouddhisme, la gnose et Schopenhauer, le scepticisme antique est l’une des pensées qui nourrit la réflexion de Cioran. Les deux concepts qu’il utilise les plus fréquemment sont ceux du doute ou suspension du jugement (épochè) qui permet la lucidité sur la non valeur des choses et l’indifférence ou ataraxie. Mais ces concepts sont beaucoup plus espérés que vécus par le philosophe car ils sont une partie du Salut attendu mais à jamais impossible à cause de l’Ennui poisseux. D’où un pessimisme teinté de nostalgie et d’envie envers ces preceptes apaisants. Cioran ne succombe pas à cette tentation pour des raisons que nous verrons plus loin. Tout d’abord, le scepticisme est présent surtout par la figure idolâtrée4 de Pyrrhon l’Ancien qui lui seul aurait réussi à s’appliquer ses propres préceptes sceptiques : « Quand Pyrrhon s’entretenait avec quelqu’un, si son interlocuteur s’en allait, il continuait de parler comme si de rien n’était. Cette force d’indifférence, cette discipline du mépris, j’en rêve avec une impatience de détraqué. »5 Dans La Chute dans le Temps, deux chapitres sont consacrés au scepticisme : Le scepticisme et le barbare et le Démon est-il sceptique6 . Cioran analyse presque chronologiquement les différentes étapes du doute sceptique tout en les comparant à la négation qui pourrait être considérée comme le concept central du pessimisme. L’auteur met en avant ces pensées mais il est difficile de savoir quelle est son attitude intime face à elles : adhère-t-il vraiment à ces idées ? Il semble bien que non car comme il l’affirme dans un entretient de 1984 avec Gerd Bergfleth : « Je ne sais pas très bien où j’en suis par rapport au scepticisme, bien qu’il soit au centre de tout ce que j’ai pensé. »7 Le doute est ce qui fascine Cioran, cette hésitation qui peut se réveler éternelle et qui selon lui est innée : on naît sceptique, on ne peut pas le devenir : « […] jamais le véritable doute ne sera volontaire »8. Il y a une prédestination au doute qui devient, pour celui qui la subit, une calamité, un fléau. Le scepticisme n’est donc absolument pas une pose ou une attitude qui serait comme une sorte de dandysme de l’esprit, car alors il ne pourrait tenir très longtemps tant l’effet du doute est corrosif. Le doute est une fatalité qui frappe certains hommes, une très petite minorité il est vrai. Ces individus, à la fois héros et pauvres diables trop lucides, ne naissent qu’à des époques précises de l’histoire, « […] dans ces rares moments où [la civilisation] change de dieu. »9 Ce fut le cas pour Sextus Empiricus à la fin de l’Empire romain et le début du christianisme, pour Montaigne à la fin du XVIe siècle en pleine Réforme ou pour Hume au XVIIIe siècle à l’ère des Révolutions. Seule une civilisation sur le déclin peut pratiquer le doute, au moment où ses certitudes sont usées par l’histoire. Et Cioran de remarquer qu’aujourd’hui est une telle époque mais qu’il n’est pas évident que le doute puisse surgir dans un monde soumis à la puissance des dogmes. La capacité de doute est donc à la fois un privilège et une fléau car elle marginalise ceux qui l’utilise ; elle fait d’eux des parias de la société qui, elle, ne peut exister que par ses certitudes et par ses vérités. En cela, le scepticisme de Cioran peut être vu comme une attitude, une sorte de gloire teintée de fatalisme qui met le penseur, par provocation, au bord de la route, même si, nous le verrons, le scepticisme encourage à se (re)fondre dans le conformisme social pour ne pas détruire l’ordre politique. Même s’il en souffre, Cioran aime être à l’écart et ce sentiment est l’un des composantes de la philosophie pessimiste. Qu’est-ce que le doute ? C’est penser que l’on pense et contester la validité de sa propre raison quand on sait pertinement qu’il n’existe au-dessus d’elle aucune autre instance qui pourrait la fonder et dont elle pourrait s’affranchir. Le doute est une « guerre que la raison se déclare à elle-même »10 et donc il engendre une stérilité de la pensée que le douteur, et c’est là sa tragédie, doit accepter en totalité. Il s’agit d’avoir toujours conscience d’user de sa raison quand on pense alors même que « quiconque se laisse entraîner par ses raisonnements oublie qu’il fait usage de la raison, et cet oubli est la condition d’une pensée féconde, voire de la pensée tout court »11. Le doute est un retour sur soi, une réflexion sur sa propre pensée mais ce geste n’est pas amical ou seulement généré par le désir de connaissance de soi ; c’est un geste agressif et vindicatif qui veut maîtriser et même réduire ce moi qui juge et opine peut être à tort et à travers. Le doute a à avoir avec l’Etre dans une relation équivoque avec l’affirmation et surtout avec la négation. Le thème de la négation revient très régulièrement dans ces pages, contre un contre-pied au scepticisme. Dans quelle mesure cette question de la négation est-elle le signe, sous la plume de Cioran, de la philosophie de la négation de la volonté de Schopenhauer ? Or le doute n’est pas la négation de laquelle procède l’être car « le non [a] présidé au morcellement de l’unité primitive […] »12 . La négation est comme une première étape (vers la sagesse ?) que doit suivre « le glissement de la négation au doute ». Déjà dans la négation, comme plus tard dans le doute, il y a « une volonté de se singulariser et comme un élément antinaturel »13. Mais la tare de la négation est qu’elle affirme le moi : « je ne prends conscience de moi-même, je ne suis que lorsque je nie ; dès que j’affirme je deviens interchangeable et me comporte en objet. »14 Le sujet ne peut être que contre quelque chose qui est toujours extérieur à lui ; le plus grand et prestigieux des obstacles étant dieu lui-même : en niant dieu on s’affirme comme aussi puissant que lui, comme prennant sa place. Mais justement ce que le sceptique ne supporte pas c’est cette quête de l’être car « les évidences procèdent de l’être »15 et les affirmer comme les nier revient à les fixer, à les figer et ainsi en faire des fantômes, des illusions. Au contraire, le doute c’est la vitalité de l’incertain car seule la quête incessante bien que tourmentée fait vivre le sceptique. Le problème de l’être (et du non-être) est un danger pour le penseur car il fixe bien trop rigidement la vie dans telle catégorie. Le doute est le balancement, l’incertain qui peut donner la nausée comme le roulis du navire, comme tout mouvement, mais qui a le mérite de proposer une certain équilibre de la pensée. Cioran aspire donc sans doute à une pensée évanescente difficilement applicable mais consciente de sa singularité. Comme Nietzsche qui proposait d’affirmer la vie, Cioran s’oppose à la négation de la volonté proposée par Schopenhauer en remettant au premier plan cette philosophie sceptique qui demeure, sauf peut être pour Pyrrhon, une aporie. « […] la négation n’est pas vacuité, elle est plénitude, une plénitude inquiète et agressive »16 et nier c’est toujours avoir un programme, un but, un objectif. De plus, la négation a un aspect très esthétique car « il est beau de nier, surtout lorsque dieu en pâtit […] »17 . La négation est alors un dogmatisme inversé. Au contraire, le doute est « un principe autodestructeur d’essence conceptuelle »18 : il s’attaque à ce qui le fonde lui-même, il sape ses propres bases qui sont l’être rationnel de la pensée conceptuelle, de cette pensée qui par le discours rationnel crée des concepts qui enferment les objets dans des catégories, qui fige le monde dans une identité. Le doute peut être poussé très loin, « jusqu’au moment où il n’y a plus de matière au doute »19 donc où pourrait apparaître « un simulacre de certitude » finale, cette intuition étonnée de la « carence de l’inanimé et du vivant », cette lucidité quasi meurtière sur le monde et les hommes, cette vision juste déjà évoquée. Après le doute salvateur, Cioran décrit la deuxième étape du scepticisme : l’épochè et le « ou mallon ». Le doute doit être capable de douter de lui-même, sans quoi il serait frappé de nullité car il entrerait dans le dogmatisme. Le sceptique doit donc, à un moment, aboutir « à l’abandon de toutes recherche »20 , c’est-à-dire à l’abstention, à la suspension du jugement, l’épochè. Cet état d’esprit n’est possible que par la méditation de la devise sceptique : « Pourquoi ceci plutôt que cela ? » qui permet d’éteindre les opinions et même les sensations. Le doute provoque alors une absence (certains diront une frustration) qui « exclut toute échelle de valeur et tout critère contraignant. »21 « Les vérités, qu’il avait envisagé dans leur principe et analysées sans pitié, se dissolvant les unes après les autres, il ne prendra pas la peine de les classer ou de les hiérarchiser. »22 Le fait de douter quant à la réalité ou à l’existence de telle chose ou idée la rend immédiatement moins tangible, importante, lui donne moins de valeur car elle devient identique (en terme qualitatif) à toute autre idée ou chose, fut-elle le contraire de la première. Il est alors futile non seulement de choisir mais surtout de s’inquiéter pour ces objets sans valeur intrinsèque et sans valeur les uns par rapport aux autres. Le danger (?) ou la conséquence directe de cette pensée est « l’inaction absolue »23 que Cioran qualifie tout de suite d’« extrémité concevable en pensée, inaccessible en fait »24 . « Le dernier pas vers l’indifférence est la destruction de l’idée même d’indifférence. »25 Cet état d’ataraxie est hautement désirée mais est-elle accessible ? Peut-elle être autre chose qu’une attitude trop proche du cynisme, un vrai mode de vie quand elle est contraire même à la vie car « Se prétendre plus détaché, plus étranger à tout que n’importe qui, et n’être qu’un forcené de l’indifférence.»26 Le paradoxe du scepticisme est là : de ce mouvement de balancier irrésolu, de cette volonté fanatique de ne rien figer surgit l’immobilité la plus terrible pour l’homme, le non-agir. Pour Cioran, seul Pyrrhon « en a approché vraiment », lui le héros, l’ascète ; pour tous les autres, l’inaction se heurte au préjugé de l’être que nous possédons tous au fond de nous-même et qui produit cet instinct de la vie et ce sentiment que « puisque aussi bien tout ce qui existe se manifeste et dure s’appuie sur l’indémontrable et l’invérifiable »27 . La gageure du sceptique est de devenir un moi « réduit à un point de conscience » 28 , qui est l’ataraxie, l’Indifférence dont Cioran parle davantage dans ses aphorismes. Cet état de vie est celui d’un scepticisme orthodoxe, rigoureux, ascétique dont la mise en pratique quotidienne est rêvée ou espérée mais impossible. Car « vivre équivaut à l’impossibilité de s’abstenir » et « le doute se révélant incompatible avec la vie »29 , le sceptique devient un “mort vivant” – ce qui n’est pas la même chose que ces fantômes pris dans les illusions. Cet homme doit « se modeler sur le vulgaire »30 , c’est-à-dire accepter, par et pour le conformisme social, les apparences pour ce qu’elles sont et vivre avec elles. Le salut du sceptique devient une illusion consciente qui est bien pire que l’ignorance et la naïveté. Le sceptique devient alors un imposteur, un tricheur avec lui-même et avec les autres. La vie est un enfer car il faut agir dans le monde et chaque action est un combat intime contre son propre doute. Après avoir tué le sommeil des certitudes, il faut se rendormir. Seule une certaine forme d’ironie pourra adoucir ce cauchemard d’une « délivrance sans salut »31 . Le sceptique fait bien l’expérience de la vacuité mais au lieu de le conduire à la béatitude elle ne provoque que le doute de soi et l’incuriosité devient un dépouillement total qui n’est même pas accompagné de joie. Le sceptique peut être alors l’égal de dieu mais dans la stagnation, l’inutilité de la non-création. Ce sceptique orthodoxe connaît le repos primordial dans « le Tout, indiscernable du Rien »32 mais c’est un repos « stérile et prostré », celui d’avant la Création, d’avant l’ordre, d’avant la vie même. N’est-ce pas là finalement que Cioran aimerait aller ? C’est ce qui semble dans beaucoup de ses pages, pourtant il qualifie cette fin de « lamentable » car ce n’est pas une fin humaine – ni divine d’ailleurs – et que le désir de vie, même fatiguée, est toujours présent. Pourtant le lamentable fait vibrer Cioran et ce repos peut faire rêver bien qu’il ne soit pas à notre portée. En réalité, à côté de ce scepticisme fanatique « il en existe un autre, hérétique, capricieux »33 qui ne se manifeste que « par à-coups », par crises, ponctuellement, comme des sautes d’humeur qui feraient passer le douter « de l’engourdissement à l’exultation, il s’élève à un enthousiasme halluciné qui rendrait le minéral lyrique, s’il y avait encore du minéral. »34 Ce scepticisme est le fait d’esprits religieux qui s’ancrent dans l’Absolu pour échapper aux crises de doute mais qui sont des traîtres du scepticisme orthodoxe car ils voient bien qu’il y a autre chose qu’une impasse. Ce sont des sceptiques (comme Cioran lui-même ?) qui ont encore la force de joindre l’être et le vide et qui balancent entre un appétit du réel et une envie d’irréalité, entre Extase et Ennui dira notre auteur. Entre ces deux extrêmes de vie, on ne peut trouver que des « évidences extra-rationnelles »35 , c’est-à-dire des états religieux voire mystiques. Dans Le Diable est-il sceptique ?, l’auteur compare la position du douteur, de l’indifférent avec celle du diable ou de l’homme mauvais. Il constate que la première est bien pire car « le drame du douteur est plus grande que celui du négateur, pour la raison que vivre sans but est autrement malaisé que de vivre pour une mauvaise cause. »36 Le sceptique envie le démon car ce dernier sait ce qu’il veut et agit car « détruire, c’est agir »37 . Le sceptique est celui qui sait remettre à leur juste place ses jugements et ses sensations, qui met de l’ordre dans les plaisirs et les douleurs. Il manque (cruellement) de foi – ce qui n’est pas le cas de ceux qui affirment ou qui nient – car la piété perçoit de la valeur partout et fixe les choses. Le sceptique cherche l’insécurité et pas la vérité : « L’hésitation, qui est sa passion, son aventure, son martyre escompté, dominera toutes ses pensées et toutes ses entreprises. »38 Mais cette passion peut être fanatique car le sceptique ne peut plus sortir de son obsession ni de lui-même : le doute construit un monde clos autour du douteur qui devient un handicapé et qui ne cherche surtout pas son remède. La pratique quotidienne du sceptique est celle de l’Indifférent « et le doute n’a-t-il pas à ses yeux le prestige de l’Inconditionné ? »39 Le doute instable devient comme le roc de l’absolu. Le douteur voudrait une foi dont il ne cesse de douter : « Le scepticisme est la foi des ondoyants »40 Le négateur, le diable (ou même Adam) sont les premiers révoltés tandis que le sceptique « produit de fatigue et de dissolution [est la] version tardive, peut-être finale, de l’homme. » 41 Les révoltés ont par la rupture avec l’unité primitive, créé le monde multiple et duel auquel le sceptique aspire à échapper pour retrouver « cet univers […] de bonheur irréfléchi dans l’indivision »42 d’avant la double chute du Diable et de l’Homme. Mais le scepticisme, pour Cioran, achoppe sur un point central : il créé l’orgueil, cette « ivresse de l’impasse »43 qui chuchote : « vous ne croyez pas que vous soyez plus doué que les autres, vous vous croyez seulement moins naïf qu’eux. »44 L’orgueil est la tare qui empêche le salut car il empêche de rompre les derniers liens, ceux d’avec le moi. Cet orgueil naît de la connaissance, de la vision juste du monde, de cette lucidité qui place le douteur, résté dans le siècle, aux marge de l’Humanité et lui fait regarder les autes, les ignorants avec compassion mais aussi mépris : « Plus nous avons le sentiment de notre insignifiance, plus nous méprisons les autres […] »45 Ce mépris « qui suppose une complicité avec la certitude » car il est un choix, « le sceptique devrait se l’interdire. »46 La lucidité, la “clairvoyance” est alors son pire ennemi car elle le fixe, le ligote à l’irréalité. Le scepticisme ne peut apporter une solution à la vie car sa méthode ne permet pas de s’en défaire totalement. Le paradoxe du doute est que par la fascination qu’il exerce il devient un dogme et ce qui refusait de figer l’être et proposait un mouvement élégant entre les contraires ne fait, au final, qu’enfoncer le sceptique dans une indifférence morne mais collante, beaucoup trop fière d’elle-même. C’est d’ailleurs le fond de la critique de Schopenhaeur, qui, il faut la préciser, ne connaissait que les textes de la Nouvelle Académie. Pourtant cette étude n’est pas inutile, car le scepticisme antique apporte au pessimisme moderne deux concepts essentiels à sa définition. Tout d’abord une attitude qui possède un double visage : celle de l’indifférence que l’on peut tenter d’appliquer dans la vie quotidienne couplée à une absence de marque de valeur des choses, des idées, des opinions. Ce qui est visé par les deux pensées, comme par toutes les philosophies c’est la tranquilité de l’âme, l’ataraxie, le bonheur, la sagesse, le repos : tous ces mots désignant le même objet qu’il nous faudra cerner avec plus de détail. Le second concept, moins fréquent en philosophie est la non-fixité entre les choses et surtout entre les opposés : l’être ne doit pas être figé. De plus, la connaissance est avant celle des rapports, des liens, des relations qui existent entre les objets et les sujets qui par la pensée ou les émotions ont tendance à figer les premiers dans des définitions ou des étiquettes difficile ensuite à décoller. Le scepticisme ne serait alors pas une pratique à elle seule, mais comme le fondement de ce pessimisme que nous voulons décrire. Pour répondre à notre question, Cioran aurait voulu être un sceptique orthodoxe, comme Pyrrhon qu’il admire pour son indifférence réalisée ; mais sa trop grande lucidité lui fait comprendre que cette voie, comme les autres, ne sont pas réellement réalisables dans ce monde-ci : « Se lever, faire sa toilette et puis attendre quelque variété imprévue de cafard ou d’effroi. Je donnerais l’univers entier et tout Shakespeare, pour un brin d’ataraxie. »47 4) Apparences et réprésentations L’apport fondamental su scepticisme antique au pessimisme moderne est le questionnement de l’Etre, de la substance « en soi ». Les sceptiques parlent d’apparences tandis que Schopenhauer utilise le mot de représentations. Existe-t-il un lien entre ces deux termes ? Les deux philosophies demandent « Qu’est-ce que le monde ? Qu’est-ce que le réel ? » Selon Marcel Conche qui a étudié recemment le pyrrhonisme48 , il n’existe pas d’être de l’étant, de nature des choses, de chose en soi et ces notions ne sont que le produit de la réification illusoire qui caractérise la conscience commune. Pourtant, ce néant de l’étant n’est pas un non-être car il y a l’apparence. L’idée d’une chose en soi est dogmatique donc le pyrrhonisme ne saurait en rendre compte alors que cette Idée kantienne est le fondement de l’idéalisme allemand. Cela veut-il dire que le scepticisme et le pessimisme s’opposent dans ce domaine ? Pour le sceptique, « l’Etre, l’étant, la nature, le monde, les dieux ne sont que des leurres, ou, si l’on veut, des mots. »49 C’est par la fragilité du langage qui sépare que l’on peut sentir l’illusion du monde car l’isothénie des discours (grâce au ou mallon) entre deux thèses fait apparaître une égalité, une indifférence aussi des choses dites, qui ne sont pas plus qu’elles ne sont pas : « le miel n’est pas plus que non-miel. » Alors on nie la notion même de substance et apparaît un rien universel qui est l’apparence et non pas un néant : le tout ne fait que sembler. L’apparence sceptique se trouve donc du côté de l’objet bien que, pris universellement, le ou mallon permette d’annihiler l’antique et « vulgaire » opposition objet/sujet : l’apparence pyrrhonienne est absolue en ce sens qu’elle n’est ne « apparence-de » (d’un objet) ni « apparence-pour » (pour un sujet). Le scepticisme, ou pyrrhonisme, est, selon Marcel Conche, « une certaine vue des choses dans leur ensemble »50 à laquelle on doit se convertir. C’est une vue qui perce l’illusion du monde des étants et ne voit que « le rien universel de l’apparence ». On peut se demander alors si cet état n’est plus simplement que celui d’un relativisme total et aporétique ? Si rien est pas plus que rien n’est pas, alors tout est-il relatif ? L’être et le non-être ne sont pas relatif l’un à l’autre, car cela voudrait dire qu’il existe un noyau, un centre, une chose en soi autour de laquelle l’un et l’autre tourneraient, relativement. Mais ils sont en relation, en rapport l’un avec l’autre, à égalité. La relativité suppose un terme extérieur à l’objet mis en relativité. Dans la vacuité universelle, les objets sont en relation, ils se reflètent les uns les autres, ils apparaissent les uns pour les autres : « parto esti prosti », toutes choses sont/apparaissent en relation. Les individus seuls reflètent les apparences pour en fait des étants connaissables. Les objets, les choses ont donc deux faces, un être et un non-être, un côté stable et un instable, un côté figé et un en relation. Quels liens alors avec cette bi-face que Schopenhauer affirme démontrer dans le titre de son ouvrage : le monde comme volonté et comme représentation. La première phrase de l’ouvrage est d’ailleurs : « le monde est ma représentation. »51 Cette représentation est elle du côté du sujet. Ce terme avait déjà été utilisé par les Stoïciens, en particulier par Epictète dans son Manuel. Il s’agit du contenu de la conscience sensible – l’empreinte d’un objet – ou abstraite – le jugement. Selon Schopenhauer, pour qu’une représentation puisse “apparaître” dans l’entendement du sujet, il faut une « distinction du sujet et de l’objet » : « tout ce qui existe, existe pour la pensée, c’est-à-dire l’univers entier n’est objet qu’à l’égard d’un sujet, perception par rapport à un esprit percevant […] il est pure représentation. »52 La représentation est cet espace séparé, secable qui existe quand l’individu applique, artificiellement (c’est à voir) une opposition entre lui-même en tant que sujet connaissant et l’objet connu. On se fait une représentation de l’objet et du monde extérieur dès que l’on se pose en opposition à ce monde-ci. Selon notre auteur, cette idée n’est pas nouvelle, nous l’avons vu : « Elle fait déjà le fond des considérations sceptiques d’où procède la philosophie de Descartes »53 et c’est une vérité admise depuis longtemps par les sages indiens. Ici, il est fait référence à la notion de Maya, la forme illusoire, l’apparence de l’objet perçu par l’individu. C’est l’expérience troublante du promeneur qui s’arrête devant une forme qu’il prend pour un serpent et décrouvre que ce n’est qu’une corde. Le serpent et la corde ont-ils la même existence ? Où est l’illusion ? dans le serpent qui n’est pas une corde ou dans la corde que l’on perçoit faussement. L’hindouisme et le bouddhisme posent eux aussi des questions ontologiques et épistémologiques présents dans le scepticisme et le pessimisme. Ainsi, le serpent et la corde ont-ils la même existence ? Le premier existe dans l’esprit, l’imagination du sujet et le second est la réalité, pourtant il est faux de dire que seule la réalité est connaissable puisque le serpent est perçut : c’est l’illusion de l’absence. Pour Schopenhauer toute la philosophie n’est qu’une question de point de vue, c’est une vision juste du monde. Vu du sujet, le monde est une représentation qui se forme dans le cerveau de l’individu, qui est donc particulière, singulière. Cette représentation du monde n’existe que pour et par la pensée du sujet et lorsqu’il s’éteint, la représentation et donc le monde disparaît avec lui. Ainsi 1° le sujet et les objets n’existent qu’en rapport les uns avec les autres, les uns par et pour les autres : « Le monde, considéré comme représentation […] comprend deux moitiés, essentielles, nécessaires, inséparables. La première est l’objet qui a pour forme l’espace, le temps et par suite la pluralité ; la seconde est le sujet […] étant toujours un et indivisible dans chaque être percevant. […] Chacune d’elles [les deux moitiés] n’est réelle et intelligible que par l’autre et puor l’autre, elles cessent d’exister ensembles. Elles se limitent réciproquement : où commence l’objet, cesse le sujet. »54 2° ce rapport dévoile non pas une dualité mais plutôt une double face de toute chose et entre autre de ce monde-ci. Tout dépend du point de vue adopté et la “réalité” s’en trouve changée et très différente. Le pessimisme est une philosophie du sujet alors que le scepticisme est un doute de l’être. Mais le sujet, bien qu’un et justement à cause de cela, a un sérieux handicap : il connaît sans pourtant être connu. Le sujet est sujet connaîssant mais « nous ne connaissons jamais le sujet ». Est-ce là une négation implicite de l’injonction delphique du “gnoti seauthon” ? En fait, tout le travail de Schopenhauer est de démontrer qu’à partir du sujet seul – et non pas à partir de l’objet, séparé et donc représentation – on peut se connaître et par là connaître l’Etre du monde, ce que refusent les sceptiques.
1. Marcel Conche, Pyrrhon ou l’apparence, Paris, P. U. F., 1994, pp. 59-60.
2. Cioran, La Chute dans le Temps, in Œuvres, Quarto-Gallimard, p. 1096.
3. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, p. 39.
4. p. 1256.
5. p. 1242.
6. Cioran, La Chute dans le Temps, op. cit., pp. 1096-1112.
7. Idem, p. 1781.
8. Idem, p. 1099.
9. Idem, p. 1096.
10. Idem, p. 1098.
11. Idem, p. 1098.
12. Idem.
13. Idem, p. 1097.
14. Idem.
15. Idem, p. 1099.
16. Idem, p. 1107.
17. Idem.
18. Idem., p. 1099.
19. Idem.
20. Idem, p. 1100
21. Idem.
22. Idem.
23. p. 1101.
24. Idem.
25. p. 1383.
26. p. 1295.
27. Idem.
28. p. 1100.
29. p. 1102.
30. Idem.
31. p. 1103.
32. Idem.
33. Idem.
34. Idem.
35. p. 1104.
36. P. 1107.
37. Idem.
38. p. 1109.
39. Idem.
40. p. 1253.
41. p. 1110.
42. p. 1111.
43. p. 1339.
44. Idem.
45. p. 1112.
46. Idem.
47. p. 1284.
48. Marcel Conche, Pyrrhon ou l’Apparence, Paris, P. U. F., 1994, 326 p.
49. Marcel Conche, op. cit., p. 221.
50. idem, p. 244.
51. Schopenhauer, p. 25.
52. Idem, p. 25.
53. Idem p. 26.
54. Idem, p. 26.