Il y a longtemps, étudiante à la Sorbonne parisienne, j’ai lu Justine du Marquis de Sade. Un jour que je quittais ma banlieue lointaine, en RER, j’ai pris le sulfureux roman avec moi pour, comme tous les usagers des transports en communs le savent, lire quelques pages au lieu d’observer le paysage environnant, trop connu et, pour tout dire, plutôt laid. Je me souviens encore des sièges inconfortables des rames. C’était dans les années 90. Je ne me souviens plus à quelle station, mais un jeune homme est monté et il s’est assis en face de moi. J’étais prise par ma lecture. J’en dirais quelques mots plus loin. Je me souviens de la couverture de ce livre de poche, avec un portrait de profil d’une jeune fille, très XVIIIe siècle. Le titre et le nom de l’auteur étaient inscrits dans un grand rectangle saumon. J’ai toujours ce livre dans ma bibliothèque.
Le jeune homme en face de moi à commencer à me regarder avec insistance. Même en train de lire, ce genre d’observations sont faciles dans un rame de train de banlieue. On ne peut être concentré au maximum, comme on le serait chez soi. On a beau vouloir se créer une bulle, il n’est pas facile de s’extraire du monde réel qui vous entoure. C’est sans doute pour cela aussi que lire dans les transports en commun est toujours une expérience particulière, car le réel se surimpose souvent au monde imaginaire que vous êtes en train de fabriquer dans votre esprit en lisant.
Visiblement il était intéressé par ma personne. Ça aussi c’est une chose futile mais néanmoins précieuse que l’on peut vivre dans un train. Ces petits flirts d’un instant, ces regards qui s’échangent entre deux stations, ces frôlements volontaires au milieu d’une rame. Je ne vous parle pas de ces gros lourdingues qui se frottent à vous ou pire qui se masturbent bien calé contre la vitre, leur sexe caché sous un sac de la Fnac (expérience vécue vous vous en douterez).
Le jeune homme du RER a voulu commencé par engager la conversation. Je l’avais vu venir, et j’en étais plutôt flattée, sauf qu’à l’époque mon cœur était pris, et je ne me sentais pas de me lancer dans une aventure, toute éphémère soit-elle. Je ne me souviens plus ce qu’il a dit pour démarrer la conversation, mais très vite il m’a demandé si ma lecture du moment me plaisait. Rien de graveleux ni de libidineux dans sa question. Une vraie curiosité, sans doute poussée par l’étrangeté de voir une jeune fille dans un train de banlieue avec un livre de Sade dans les mains. Le Marquis n’était pas encore autant à la mode que de nos jours. J’ai posé mon livre pour lui répondre et notre conversation a continué tout au long du trajet. Elle s’est interrompu quand je suis descendue à la gare de Châtelet-les-Halles, le nouveau ventre de Paris, où mon ami m’attendait.
Pour moi, la lecture de Sade est marquée par ce souvenir plutôt fleur bleue. Elle est également marquée par mon incapacité totale à finir ce livre, et surtout par l’indubitable nécessité qui a été la mienne de sauter non pas des passages mais des pages et des pages entières, étant totalement incapable de lire les scènes décrites par l’auteur. Le dégoût qui prend certains lecteurs ou lectrices à la lecture d’œuvres érotiques ou pornographiques m’a prit également dans ma jeunesse. Depuis, j’ai parfois « remis le nez » dans des livres ouvertement pornographiques, plutôt trash, avec les mêmes hauts le cœur quand certaines scènes, violentes souvent, ne me permettaient pas de continuer à lire. Mais j’avoue que ce genre de lecture n’est pas mon passe temps favori.
J’ai pourtant repris cette activité il y a deux jours avec la lecture du scandaleux Vie sexuelle de Catherine M, de Catherine Millet. J’ai acheté ce livre il y a quelques semaines en fouinant dans la recyclerie près de chez moi. J’achète là tous les livres dont j’ai entendu parlé et qui me tombent sous la main pour quelques centimes d’euros ! Ce livre, publié en 2001, avait provoqué une énorme scandale, à la fois littéraire et social. Comment était-il possible qu’une femme, parisienne, bourgeoise, intello BO-BO puisse décrire ainsi ses ébats avec autant de crudité, de sang-froid. Ce qui a choqué, si je me souviens bien (à l’époque la polémique ne m’avait pas intéressé) c’était que ce livre soit un récit et pas un roman : il racontait des faits réels, avec des noms de personnes qui pouvaient s’y reconnaître, dans des lieux connus. Ce n’était même pas une autobiographie d’une vieille femme au terme d’une vie d’aventures de tout genre. C’était un récit presque actuel qui décrit par le menu et de manière hautement chirurgical des partouzes improvisées au Bois de Boulogne ou dans des appartements haussemaniens, les milliers de verges qu’elle a ingurgité et les amitiés amoureuses qui préfigurent les relations entre sexfriends des années 2000.
Ce livre, je l’ai lu en quelques heures. Pourtant il n’est pas bien écrit, il est plutôt ennuyeux et répétitif. Je n’ai pas ressenti de dégoût en lisant ces lignes où refluent des centilitres de sperme. Sans doute que ce qui m’avait choqué chez Sade il y a vingt ans, ne me pose plus de question car j’ai moi aussi fait mes propres expériences dans ce domaine. J’ai plutôt bien aimé le langage cru que l’auteur-actrice emploie pour désigner les choses, et en particulier le mot « con » qu’elle emploi pour désigner son sexe. Cela renferme tout ce charme désuet du français roi du siècle des Lumières. J’ai même lu le mot « vit » à un moment. Il semble que cela soit son mentor Jacques Henric qui lui ai appris ce langage d’un autre âge.
Pourquoi lit-on ce livre ? Pour y voir tout l’avilissement des êtres, car la force de la sexualité ne réside que dans cet état ? Les critiques du début des années 2000 ont reproché à l’auteur sans manque total de sentimentalisme. Elle le dit d’ailleurs, plusieurs fois, dans le livre. Elle se trouve totalement étrangère à ce que l’on appelle la romance, l’amour. N’est-ce là que posture snob d’une bourgeoise parisienne. Sans doute. Mais il faut avouer, en tout cas c’est ce que je crois depuis longtemps, que la sexualité ne peut pas être épanouie, bonne, dans un contexte de romance sentimentale. L’amour physique n’a rien à voir avec l’amour psychique. Ce que vit Catherine Millet c’est un excès de sexualité, certes, mais elle sait le vivre sans attachement inutile. Cet excès peut paraître malsain, inhumain presque, incompréhensible sans doute pour beaucoup de lecteurs. Mais il ne s’accompagne pas de débordements de sentiments amoureux. Elle dit à un moment que sa jalousie, qui fut d’ailleurs excessive comme elle le raconte dans un autre récit, ne porte que sur les jouissances sexuelles que son partenaire pourrait trouver avec d’autres femmes. Son rapport à l’autre n’est que sexuel. C’est sans doute pour cela que ce livre a pu faire scandale, que cette femme peut paraître hors des normes.
Ce qui m’a fasciné, car ce genre de livre nous fascine, c’est obligatoire, c’est le détachement parfait qu’elle entretien avec son propre corps. Elle avoue même que pendant des années elle ne s’intéressait pas à son propre plaisir et que c’est tardivement qu’elle a compris comment son corps pouvait atteindre des jouissances plus importantes. Elle était peut-être une femme de son époque et de la nôtre encore : la libération sexuelle certes, mais le plaisir féminin non pas, cette extase mystérieuse. D’ailleurs ce qu’elle décrit, ces scènes de partouzes comme elle les appellent, ne sont que des rituels propices aux extases masculines. L’auteur-actrice décrit sa totale passivité, sa totale inanité qui fait d’elle un réceptacle obéissant à tout ce qui se présente à elle. C’est cette fulgurante contradiction qui m’intéresse dans ce livre qui a pourtant fait scandale : ce que Catherine Millet décrit sur plus de 200 pages ce n’est pas une vie sexuelle, ce n’est pas une liberté mais bien plutôt le millénaire asservissement du corps de la femme aux plaisirs des hommes, le parfait esclavage d’une femme qui dans les années 70 croit qu’elle transgresse les normes et la morale mais qui ne fait que continuer, assez bêtement, le même paradigme de la domination des hommes sur les femmes. Qu’elle différence entre ce qu’elle a vécu, sans doute avec cette sensation de supériorité sur les autres femmes qu’elle décrit d’ailleurs, avec ce qu’on vécu les prostituées payées par les acolytes de DSK en Belgique ? Où est la liberté là ? Où est la liberté de jouir ? Rien qu’un éternel aveuglement qui fait croire encore et toujours aux femmes que ce que les hommes désirent elles doivent l’aimer aussi et que c’est cela qui leur faut. Ce livre aurait très bien pu être écrit par un homme, un autre Sade, un autre roman, les scènes n’auraient pas été différentes. Il n’y a rien de transgressif ou de permissif dans cette vie sexuelle, il n’y a que de la tristesse, du vide, des normes bourgeoises, une morale millénaire qui fait des femmes des objets qui ne doivent pas jouir.