La Voie du Thé

L’Orient nous fascine depuis des millénaires, nous les Occidentaux, comme un Autre qui est à la fois proche, mais aussi très lointain, en termes de culture et de distance. Je fais partie de ces personnes qui sont fascinées par l’Orient, et mes voyages, pour l’instant, ne m’ont mené que sur les chemins de l’Est. J’ai surtout arpenté l’Asie centrale, l’Himalaya, le Pakistan beaucoup, mais aussi le Moyen-Orient, la péninsule arabique. Je rêve d’aller jusqu’aux confins, le Japon surtout, nation qui devrait avoir beaucoup plus d’influence dans notre monde, soumit plutôt aux élucubrations des États-Uniens, des Russes ou des Arabes. J’ai beaucoup entendu parler du Japon dans mon enfance, des histoires et des anecdotes rabâchées par mon père après un voyage d’affaires de presque un mois, à la fin des années 80. Il était revenu absolument subjugué et transfiguré par cette découverte où il avait pu assouvir ses désirs d’ailleurs, par ailleurs largement bridés dans sa vie quotidienne de père et de mari. Mon propre cœur s’est arrêté plus en amont, en Asie centrale donc, et c’est là que j’ai découvert la résonance qu’exerçait en moi le bouddhisme.

Je suis devenue bouddhiste en 2004, ayant pris refuge quelques jours avant un voyage mémorable au Tibet. J’ai donc été, comme beaucoup de compatriotes, formées aux subtilités du bouddhisme tibétain, lamaïste comme on disait autrefois.

Bouddhisme(s) : tibétain ou zen ?

Je me sens moins proche du bouddhisme zen, tout simplement parce que je n’ai jamais eu l’occasion de le pratiquer, ni même d’étudier vraiment les textes fondateurs. Je suis entrée, par hasard (?) dans une tradition spirituelle particulière, et dans ce cas précis, je ne suis pas adepte, comme d’autres, des voyages touristiques d’une culture à l’autre. Ce qui n’empêche pas de s’intéresser aux autres traditions, profitant de la formidable liberté que nous procure le monde post-moderne. Je ne suis pas née bouddhiste, et je n’ai donc pas la charge mentale d’une tradition familiale ou patriotique. J’ai par ailleurs la chance d’être assez à l’aise avec les concepts philosophiques, et sans avant tout par ce biais que je me coule dans ce monde-ci. Mais le bouddhisme n’est pas que sagesse. Il est aussi et avant tout pratique, et ce à plusieurs niveaux. Lors de mon séjour au Tibet, et en bonne petite Occidentale new-age, j’ai été frappée par la simplicité des pratiques bouddhistes des Tibétains, qui n’étaient ni moines ni moniales. J’avais eu la chance d’avoir accès à des textes et à des pratiques qui, là-bas, sont réservées à ceux et celles qui choisissent la voie du retrait. D’ailleurs, cela fait toujours sourire les habitants de ces contrées, de voir les Européens vouloir faire de la méditation alors qu’ils sont engoncés et enfoncés dans leurs pauvres petits tracas du quotidien. C’est donner des perles à des cochons… il est stupide de croire que l’on va pouvoir mettre en œuvre avec justesse une pratique millénaire qui demande un engagement personnel total, de chaque instant, dans les affres d’une vie où l’accélération est le maître mot !

Mais c’est oublier un peu vite que la méditation n’est pas qu’un moment où l’on s’assoit sur un coussin pour tenter de se concentrer et examiner les gesticulations de notre esprit-singe. Et cela, le zen japonais a plus d’outils à nous offrir et surtout au milieu nos vies quotidiennes. Car en fait, qu’est-ce qui est au cœur de la méditation ? C’est l’attention bien plus que la concentration elle-même, le calme mental qui n’est que le support de la contemplation de l’esprit.

L’attention pure

En pâli, l’attention se dit « satipatthana » . Cela vient du mot « sati » cela veut dire « attention nue » et de « upatthana » qui veut dire placer, établir en proximité. Satipatthana est un mouvement, un processus, qui doit être établi et surtout qui doit être maintenu, et c’est ce qui est le plus difficile. Comme toute pratique bouddhique, c’est avant tout un entraînement de l’esprit. Cette attention est un état de conscience volontaire, qui se défait de l’automatisme dans lequel notre esprit baigne la plupart du temps, et qui est focalisée d’instant en instant sur un seul objet, qu’il soit extérieur ou intérieur à nous-mêmes. C’est surtout l’attention au présent même, être totalement ici et maintenant, sans que l’esprit-singe aille vagabonder ni dans le passé ni dans le futur ni dans le « cinéma » qu’il sait si bien se créer quand on le laisse faire.

« […] Sa manifestation consiste à garder, ou à être face à face avec un objet ; sa base consiste à noter avec force ou à appliquer de façon minutieuse l’attention au corps, etc. Il faudrait la considérer à la fois comme un pilier du fait qu’elle est fixée dans l’objet, et comme un gardien qui garde les portes des yeux, etc. » (Visuddhimagga XIV, 141) »

La conscience de l’attention juste est une « conscience de », elle est avant tout un état mental qui se projette vers l’objet et le monde extérieur, car on peut poser son attention sur le corps par le yoga ou la respiration, sur les sensations, sur l’esprit par la méditation et sur les objets. On peut rappeler ici que le philosophie Husserl, a lui aussi défini la conscience comme conscience de quelque chose, et s’oppose en cela à la conscience cartésienne, pure conscience de soi presque déconnectée du monde et des autres. C’est le concept d’intentionnalité de la phénoménologie qui fait de la conscience ce qui nous donne le sens du monde et de notre être au monde. Nous avons tendance à vivre fermés sur nous-mêmes, à vivre selon l’ego, la conscience tournée vers nous, vers nos soucis, le passé, le présent et franchement à tourner dans le vide la plupart du temps. Le bouddhisme comme la phénoménologie nous rappellent que nous sommes avant tout des êtres-au-monde et que la condition d’une vie bonne est sans doute la capacité que l’on peut avoir ou non à s’ouvrir au monde et à tourner notre conscience vers ce monde, par notre esprit et surtout notre corps.


En effet, être attentif à soi et au monde, dois passer par le corps, et c’est là toute la difficulté de l’exercice et ce que propose le bouddhisme zen. Rester assis sur un coussin à chercher le calme mental puis l’attention juste, finalement c’est assez facile (!), car si on arrive à trouver un endroit calme et si on s’exerce, l’esprit peut atteindre les degrés d’une concentration profonde et de qualité. Mais que se passe-t-il quand on se relève du coussin, quand on reprend sa vie quotidienne, et pire, quand on est reparti dans le tourbillon de la vie profane et surtout moderne ? L’Éveil est cette capacité de rester toujours en attention, d’instant en instant, quoiqu’il se passe et quoiqu’il arrive. L’Éveillé tient sa conscience dans cette attention juste sans effort, mais le pratiquant doit être en mesure de s’exercer sur cette voie tous les jours.

Tenir un esprit ouvert sur le monde et non plus en mode automatique et fermé sur lui-même, quand il mange, quand il marche, quand il parle avec d’autres, quand il cuisine… Si on n’est pas Eveillé, c’est totalement impossible, car notre esprit retournera automatiquement à son fonctionnement ignorant et repartira dans ses délires autour du passé, du présent, etc. Ce n’est pas mal ou bien c’est ainsi, quand on n’est pas bikkhu, moine ou moniale, mais laïc pris dans les tourments du samsara. C’est pour cela qu’il faut pouvoir s’aménager des moments, des activités, des gestes qui engagent l’esprit et le corps dans lesquels on puisse travailler l’ouverture et l’attention de l’esprit. Et c’est ce que fait, depuis des millénaires, la culture japonaise avec ces moments qui sont devenus pour l’Occident des distractions, mais qui sont avant tout des exercices spirituels : la calligraphie, l’ikebana ou la cérémonie du thé ! Si vous croyez que les personnes qui, au Japon, pratiquent l’ikebana, l’art floral, juste comme en Occident pour faire de beaux bouquets et passer du temps… vous n’avez rien compris ! Ces exercices permettent en fait de pratiquer satipatthana, ce sont des formes de méditations très élaborées où le corps, l’esprit, mais aussi l’environnement, les objets qui entourent les participants sont des supports qu’il faut travailler jusqu’à la perfection pour être à chaque instant dans un état d’attention pure et juste.

La voie du thé : un exercice spirituel

Ainsi, la cérémonie du thé, ou « cha no yu » en japonais, n’est pas qu’un instant convivial où le maître du thé reçoit des invités pour discuter. La cérémonie du thé est une dentelle de gestes, précis, soignés, que le maître du thé se doit d’effectuer en parfaite attention juste, la conscience totalement posée sur ce qu’il fait et sur les objets qu’il utilise. Ces objets sont des oeuvres d’art, car la beauté est également un moyen d’ouvrir la conscience au monde. Les invités doivent eux aussi être dans cette posture corporelle et spirituelle d’ouverture : les gestes sont codés, la posture du corps fixée et on ne fait pas que boire un thé, on participe à un rituel religieux. La maison de thé ou pavillon est, dans les familles riches, un bâtiment construit à l’écart de la maison principale. On y accède par le fameux jardin « zen » popularisé qui doit permettre aux participants d’entrer doucement dans les conditions parfaites pour la cérémonie. Dans le pavillon du thé on trouve des compositions florales et végétales créées selon les principes de l’ikebana, pour faire entrer la nature dans le monde clôt. Dans une alcôve on peut également trouver des textes calligraphiés de citations célèbres qui encore une fois attirent l’attention des invités.


La cérémonie du thé en elle-même est la confection d’un thé vert très âpre, à partir d’une poudre de thé qui doit être battue avec un fouet en bambou. La céramique, les bols, les théières sont choisies avec soin et sont fabriqués dans les matériaux les plus nobles. Lors de la confection du thé, chaque geste est effectué à la perfection, c’est pour cela qu’il est lent et gracieux. Ce n’est pas qu’une posture ou un théâtre : quand la conscience est posée sur un geste que l’on accomplit, ce geste devient alors plus lent, car on sait instinctivement que pour conserver cette conscience ouverte à ce moment-là, pour ne pas perdre l’attention juste, il faut que l’esprit et le corps ne fassent qu’un. Au quotidien, quand on agit, on est la plupart du temps en mode automatique, ce qui nous permet de faire des choses rapidement, surtout quand ce sont des routines. Cela permet à notre esprit d’être ailleurs, de penser à la journée, à ce que l’on a fait, à ce que l’on va faire ou bien dire… bref d’être à plein d’endroits à la fois et surtout pas à ce que l’on fait ici et maintenant. La cérémonie du thé est un antidote à cette dualité corps/esprit, sa précision et sa lenteur étant les facteurs clés pour faire coïncider totalement les deux entités. L’esprit-singe est vif et rapide, mais il n’est pas là. La conscience de l’attention juste est présente et lente, car pour coller au geste effectué, il faut se concentrer et être là à chaque seconde. Cela demande un gros effort, et alors la lenteur du geste devient nécessaire.

« Ce « thé » devient une façon de vivre, une voie pratique d’accomplissement spirituel. Ce « thé » c’était le cha-no-yu. Fondé sur l’idée que nous ne saurions atteindre la paix intérieure sans effort délibéré visant à nous affranchir des préoccupations et des désirs du monde, le cha-no-yu nous offrait un moyen de transcender les attachements du quotidien et de creuser jusqu’aux racines de notre être. Par là même, il débouchait directement sur l’universel. » Postface par Sen So Shitsu XV du Livre du thé de Okakura Kakuza, p. 137.

Le bouddhisme, comme certaines philosophies occidentales, nous rappelle avec force et justesse qu’il n’existe rien d’autre que le changement, le devenir, le flux : « Le changement est la seule Éternité » nous dit Kakuza. La contradiction suprême de la condition humaine, qui nous fait vivre une réelle tragédie tant individuelle que collective, est le fait que nous vivons dans un monde en perpétuel devenir, mais que nous pensons et faisons tout pour créer des conditions fixes et stables pour notre vie personnelle. Le secret est d’épouser le devenir, d’être le flux du mouvement qui va et vient et la cérémonie du thé n’est rien d’autre qu’un de ces instants, volés au chaos humain, où le corps et l’esprit naviguent en parfaite coïncidence avec le temps et le devenir. Seule l’attention juste, la conscience en éveil, nous permet d’entrer dans le courant du fleuve qui n’est jamais le même. L’esprit humain, rationnel, n’est pas le meilleur outil pour vivre dans la réalité de ce monde.

« Ceux d’entre nous qui ignorent le secret consistant à régler au plus juste leur propre existence sur cet océan tumultueux de tracas absurdes que nous appelons la vie, ceux-là vivent dans un état de souffrance permanent, tout en s’efforçant, mais en vain, de paraître heureux et satisfait. » Okakura Kakuza, Le livre du thé, p. 128

Le Livre du thé

La voie du thé est une voie spirituelle bien loin des clichés que les Occidentaux ont crées autour de la culture japonaise. Pour y avoir accès, je vous conseille le merveilleux livre de Okakura Kakuza, publié en 1903, par un Japonais éduqué en Occident et qui a voulu, par ce texte poétique et très profond, montrer la vérité de la voie du thé. Bien que vieux de plus d’un siècle, cet ouvrage est d’une cruelle modernité, quand il rappelle que le culte rendu par tous à la Matière et aux sciences est en fait un culte rendu à Soi, c’est-à-dire à cette conscience fermée sur elle-même. C’est également une ode aux arts, qui ne sont pas une marchandise, mais bien un accès privilégié à la beauté et donc un instrument nécessaire à cette ouverture de notre conscience hors du Soi.

« Le véritable aristocrate est libre de tout souci », Okakura Kakuza p. 142.

La mort du maître de thé

Je vous conseille également le film japonais de Ken Kumai, « La mort du maître de thé », sorti en 1989 avec Eiji Okuda. Tiré d’un roman éponyme, c’est l’histoire d’un disciple du plus grand maître de thé, Sen no Rikyu, qui, au XVIe siècle, part en quête des derniers instants de son maître. Rikyu, à la fois artiste dans son pavillon du thé et maître spirituel, était un proche du seigneur de la guerre Toyotomi Hideyoshi qui l’obligea, et on ne sait pas pourquoi, à se faire seppuku, c’est-à-dire à se suicider de façon rituelle. Le film par sa grâce et son raffinement permet de comprendre un peu l’importance de la cérémonie du thé dans la culture japonaise et surtout de toucher son caractère spirituel.

« En réalité, la pratique du cha-no-yu se fonde sur le refus délibéré de remettre à plus tard l’accomplissement de notre essence d’être humain au cœur de la vie, et ce dans la parfaite conscience de l’exigence propre à cette tâche essentielle. En d’autres termes, il convient de vivre en aiguisant son attention au moindre détail – les fleurs caractéristiques de la saison, le son de l’eau versée sur la pierre, l’instant où le soir se métamorphose en crépuscule. Non parce que ces choses alimenteraient notre ego, mais parce qu’elles mettent nos vies en harmonie avec ce qui transcende l’ego. » Okakura Kakuza, p. 144

Sen no Rikyu le maître de thé

Avant d’être Éveillé, on peut vivre des petits moments d’éveil, de conscience claire et apaisée, posée sur le corps, sur ses gestes et les objets qui nous entourent, que l’on aura eu soin de choisir parmi les plus beau, et sur la nature qui est de toute façon sublime. Le raffinement devra être porté sur les détails, car ce sont ces détails qui nous aident à ouvrir la conscience au monde et à nous défaire de nous-mêmes, chose bien encombrante et souffrante. Cette pratique de la cérémonie du thé, du cha-no-yu, doit également pouvoir être mise en œuvre dans d’autres moments de la vie quotidienne. C’est là le secret du bouddhisme zen : entraîner son esprit, même quand il est très loin du moment présent, à revenir aux gestes, aux sensations, aux objets qui nous entourent et qui eux sont bien là dans le présent.

« Le Néant ne prend Rien. La Mort prend Tout ».

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3 commentaires sur “La Voie du Thé

  1. Cet article est intéressant ! Ma psy m’avait conseillé la méditation, mais je n’y suis pas arrivée… Ma patience est encore fébrile. Je crois que, même en étant lente physiquement, mon esprit est quand même un pur produit de cette société de la vitesse.

    Je suivrai une de tes suggestions de livres pour la cérémonie du thé… Je plaide coupable, j’ai moi-même des clichés là-dessus !

    J’aime

  2. Très intéressant. Comme vous, je me lasse des références constantes à la méditation en tant qu’outil de surface…
    De nombreux articles sur mon blog à ce sujet…
    Cependant, je pense que l’on peut faire un peu de place dans notre compréhension pour cette démarche occidentale, car elle peut aussi constituer un point d’entrée vers une pratique profonde et étendue.
    À ce titre, votre regard sur le bouddhisme zen celui que je pratique) est très pertinent…
    À bientôt
    Franck

    Aimé par 1 personne

    1. Merci pour votre commentaire ! je vais aller voir votre blog 😉 Je milite depuis toujours pour la création, la constitution (je ne sais pas quel mot utiliser) d’un bouddhisme occidental, qui nous permette de partir de ce que l’on apprend de l’Orient tout en ne reniant pas notre passé philosophique en particulier grec. Il est hors de question pour moi de faire l’amalgame du bouddhisme avec le christianisme, qui n’a rien à voir ! mais plutôt de travailler à un rapprochement avec la philosophie hors christianisme, c’est-à-dire grecque et contemporaine. La philosophie occidentale a été pendant longtemps aussi une pratique, on l’a tout simplement oublié !

      Aimé par 1 personne

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