« Je vois la chair qui m’entoure. Je vois la mienne et celle des autres. Douce et attendrissante charogne. C’est elle qui apprend à l’esprit ce qui est chaud et ce qui est froid ; c’est elle qui fait grimper les asticots dans les idées. L’infini périssable dont l’image nous est présentée par les réflexions les plus pures, engagées sur le chemin de l’immortalité, n’est pas un sursaut inattendu de celle-ci. Il y a quelque chose de sublimement pourri dans la chair. […] La « maladie du désir » que combattent les religions, je saurai comment la soigner. » Cioran, Bréviaire des vaincus
Ce matin tôt j’ai pris le RER, et quand je suis montée dans la wagon, sur la banquette, se trouvait un SDF allongé en travers, qui dormait. Je me suis assise un peu plus loin ; au fur et à mesure que le wagon se remplissait, il s’est réveillé et il est sortit de sous son blouson déchiré, a déplié ses jambes assorties d’une mauvaise paire de basket noires qu’il portait sans chaussettes. Un visage juvénile apparaît, blond, une petite barbichette, des yeux bleus… trois dents du devant manquantes. Il est hagard, peut-être de n’avoir pas assez dormi dans le train, d’avoir froid. Sous son blouson il ne porte qu’un maigre sweat-shirt vert, et rien d’autre encore : je peux voir sa peau… il fait à peine 3° degrés dehors. Quand il a bougé une odeur mauvaise s’est répandu dans tout le wagon, mais personne n’a froncé le nez. Un voyageur, grand, élégant, s’est assis à côté de l’étrange voyageur. Il se lève, fait le tour du wagon, puis revient à sa place, essaye de se cacher sous son blouson, comme pour finir sa nuit, la tête posée contre la vitre, les jambes sur le siège d’en face. Est-il mal à l’aise du regard que nous, que je lui porte, pitié, compassion, jugement ? Il finit par descendre à l’une des stations de la ligne, je le vois déambuler sur le quai qu’il ne connait pas, vers la sortie. Etait-il drogué, ses gestes étaient hachés, cherchant quelque chose sous son bras, son blouson, laissant apparaître sa peau si blanche alors que je, nous sommes emmitouflés dans nos manteaux d’hiver, écharpes au cou et gantés. Cette pensée me fait horreur, d’avoir essayé de trouver une bonne raison à sa douleur, une douleur qui m’a fait monter les larmes aux yeux ; horreur de moi, incapable de soutenir cette souffrance, cette misère humaine face à moi, qui me rappelle ma propre pourriture, nécessité de trouver une cause à la pauvreté, à la souffrance ; ce « moi » qui cherche pourtant le sentier qui permet la cessation de la souffrance et celle de tous les êtres.