Ce n’est pas seulement par ses prouesses techniques qu’Aldo Manuzio est un prince de la Renaissance, c’est également par ses amitiés intellectuelles. Il fut un proche de Pic de la Mirandole, esprit génial bien trop souvent oublié, qui a essayé de rassembler en une seule philosophie toutes les grandes traditions, de la philosophie antique à la kabbale juive, à l’hermétisme ésotérique et aux philosophe arabes.
Manuzio fut également un proche d’Erasme, le grand humaniste du début du XVIe siècle, auteur, entre autre, de l’Eloge de la Folie. Erasme vécut trois ans en Italie dont un à Venise, et c’est chez l’imprimeur qu’il demeura, partageant avec lui et sa famille les journées de travail et de peine. Erasme explique même, au soir de son existence, comment la création était possible : lui écrivant et Manuzio s’empressant d’imprimer dans la foulée. Il était courant alors que des amitiés créatrices, entre un imprimeur et un artiste ou un savant, s’épanouissent.
En ces temps troublés de questionnement et de querelles religieuses, Manuzio resta dans le giron de la papauté. Mais son esprit humaniste lui permettait sans aucun doute de comprendre les raisons de la Réforme. Son œuvre en tant qu’imprimeur fut de démocratiser l’accès à la connaissance, et d’une certains façon, c’est ce que prônait aussi la Réforme de Luther : rendre le sacré plus accessible aux fidèle, par la traduction de la Bible par exemple, ou la critique du clergé comme intermédiaire entre le croyant et Dieu.
Il fut l’imprimeur de « best-seller » de la Renaissance, Le Songe de Poliphile, l’Hypnerotomachio Poliphili. On ne sait pas exactement qui a écrit ce livre en 1467 à Trévise. L’auteur se nomme Francesco Colonna, et depuis 500 ans les érudits hésitent à accorder sa paternité soit à un moine dominicain soit à un seigneur Colonna de Palestrina. Aldo Manuzio édita ce livre en 1499. Voir ici un exemplaire original.
Ce fut le premier livre en langue vernaculaire qu’imprima Manuzio. Il est célèbre tout autant pour son texte que pour les magnifiques gravures sur bois (172) qui ornent le livre, œuvres d’Andrea Mantegna pour les dessins et de Giovani Bellini pour les gravures. Dürer aurait pu participer à l’élaboration de ces dessins (Site Gallica pour les illustrations). Le texte mélange allègrement plusieurs langues, dont le latin, l’italien romain, l’hébreu, l’arabe, l’espagnol, le grec ; il y a même des hiéroglyphes égyptiens ! Ce fut donc une prouesse technique que d’utiliser différentes fontes typographiques pour constituer ce livre. Le maître imprimeur joua également sur la structure du livre, mêlant adroitement texte et illustration, faisant aussi du texte une illustration.
Mais son innovation majeure fut d’utiliser le caractère romain, appelé Antiqua, que l’on utilise encore de nos jours. Jusqu’à cette publication, les livres imprimés tentaient de reproduire les textes manuscrits médiévaux avec des caractères gothiques (appelés Fraktur), difficiles à déchiffrer, surtout pour le néophyte. Le caractère romain, inventé par Nicolas Jenson et perfectionnée par Francesco Griffon, avait le grand avantage de n’avoir aucune ligature ou abréviation, puisqu’il reprenait l’élégance de l’écriture latine, cursive et aérée.
Ce livre étrange, raconte le rêve de Poliphile, un jeune prêtre, en quête de sa bien-aimée, Polia. C’est donc un livre d’amour, que trahit déjà le nom du héros puisque Poliphile veut dire « qui aime beaucoup ». (Voir ici l’histoire du livre)
Poliphile s’endort dans une forêt et il est transporté en rêve dans un monde magique. Il avance alors à la recherche de Polia et découvre des jardins merveilleux, des ruines de monuments antiques et des êtres étranges. Les nymphes de ces bois lui montrent d’ailleurs sa Polia dans l’île de l’Amour, l’île de Cythère et au moment où Poliphile étreint sa bien-aimée, il se réveille et se rend compte du songe, de l’illusion. Plus que l’histoire elle-même, certes initiatique et qui rappelle le Roman de la Rose ou même la Divine Comédie, ce sont surtout les descriptions des monuments antiques, des jardins, des inscriptions antiques qui ont eu une grande influence sur l’esthétique de la Renaissance. C’est parce que Poliphile découvrait des monuments anciens que les lecteurs, comme François Ie ou Léonard de Vinci, ont tenté de retrouver dans l’art de l’architecture de leur temps la beauté et l’élégance décrites dans le texte.
On ne sait pas comment Aldo Manuzio se retrouva en possession de ce manuscrit, qui lui apporta à Venise ? On se doute que lui, le spécialiste des impression de livres antiques, grecs surtout, fut fasciné par ce joyaux qui décrivait justement le monde ancien. C’est sans doute pour cela qu’il décida de l’imprimer, car il mettait à disposition des lecteurs un nouveau point de vue sur cette époque que le Moyen Age finissant redécouvrait et décidait de remettre au cœur des réflexions philosophiques. C’est en cela qu’Aldo Manuzio fut un précurseur, bien avant les années florissantes du milieu du XVIe siècle. Il fut l’un de ceux qui mirent en avant la re-naissance de l’humanisme par la (re)découverte de textes anciens ou modernes qui chantaient la puissance de l’esprit humain. Point de Dieu dans tout cela, d’ailleurs dans le Songe de Poliphile on peut s’étonner que ce soit un clerc qui parte ainsi à la recherche de sa bien-aimée, qui n’a rien de spirituelle, qui est bien charnelle, et qui se trouve sur l’île d’Aphrodite ! C’est aussi sans doute une façon de déclasser la position de l’Eglise et du clergé, à l’époque de la Réforme, où les agissements des Hommes de Dieu et surtout du premier d’entre eux sont largement critiqués dans toute la société européenne. Manuzio ne fut pas un « réformé », il n’adhéra pas aux thèse de Luther mais fut, sans doute comme Erasme son ami, sensible aux critiques adressées à l’Eglise catholique de Rome. Par le retour aux sources antiques, par la découverte de textes que le Moyen Age qualifiait de païens, comme le De la Nature de Lucrèce, par l’exaltation des douceurs de la vie antique pourtant étrangère à toute Révélation divine, les hommes, les humanistes comme Aldo Manuzio sont ceux qui ont préparé non seulement le foisonnement intellectuel et artistique de la Renaissance, mais aussi la possibilité de questionner la place du Divin dans le monde des Hommes.
Le Songe de Poliphile, raconté en vidéo à partir des illustrations originales du livre