Les trois catégories de travailleurs

Je n’ai jamais quitté l’école, puisque depuis 18 ans je suis enseignante et donc fonctionnaire. Mais depuis cette année, j’ai pu enfin passer de l’autre côté du miroir, passer du public au privé, et me frotter à cette réalité du travail que l’on me chante, que l’on me vante, souvent pour dénigrer mon propre statut.

Il est vrai que le système public est devenu une prison dorée pour moi : ce qui devrait en faire le privilège, en particulier le fameux emploi à vie, est devenu un boulet que je traîne et dont je voudrais bien me défaire.

Mais dans le privé (puisque j’ai fait un stage de plusieurs mois dans un grand groupe français), les choses ne sont pas roses non plus. Ce qui m’a frappé en fait c’est la division du travail, dont j’avais déjà entendu parlé, mais qui pour le coup m’a sauté aux yeux.

Il y a ceux qui sont dans le système, qui ont un boulot plus ou moins bien rémunéré. Ce qui m’a frappé déjà c’est le grand écart entre les salaires, entre les cadres qui touchent des salaires faramineux et les « ouvriers » qui gagnent moins de 2000€ par mois. Il y a bien ceux qui savent, qui décident, qui envisagent… et ceux qui font, qui exécutent, qui mettent en oeuvre. L’autre point qui m’a marqué, c’est de sentir, et cela à tous les échelons de l’entreprise, que ceux qui sont dans le système sont tout bonnement surmergé par le travail. Ils doivent souvent assumer les tâches que deux ou trois personnes à temps complet pourraient très bien faire également. Ce surmenage est assez dramatique et généralisé. La pression sur les cadres est énorme, ce qui explique peut-être les salaires mirobolants, mais qui à mon avis ne pourra jamais tenir dans le temps ! Ce système est voué à s’effondrer.

Car il y a les autres, ceux qui ne sont pas dans le système, qui sont hors du travail, par choix ou non, chômeurs, précaires, travailleurs pauvres qui ne font pas assez d’heures pour survivre aujourd’hui en France ! Ceux là voudraient bien entrer dans le système, mais on ne veux pas les faire entrer car… cela couterait trop cher. On préfère (le « on » désigne les dirigeants, les patrons mais aussi les politiques) tirer sur la corde de ceux qui sont déjà là, qui ont peur de perdre leur emploi, qui sont soumis à du harcèlement moral pour avance (je l’ai vu) pour faire tourner le système à moindre coût mais aussi avec peu d’efficacité il faut bien le reconnaître.

Et il y a une troisième catégorie : les stagiaires. Les jeunes ou les moins jeunes comme moi, qui finissent des études, qui doivent les valider par un stage de quelques mois. On utilise leur motivation, leur fraîcheur, leur naïveté aussi pour combler les manques que ceux qui travaillent ne peuvent pas assumer, faute de temps, d’énergie, de passion. Les stagiaires sont payés 550€/mois… ils ont des congés payés si leur entreprise leur en donne (alors que la loi, qui a changé cette année, les oblige à donner des congés payés), ils font souvent bien plus que 35h… dans l’espoir d’être embauchés ou d’avoir sur le CV une mention qui leur permettra ensuite de décrocher un CDD (le CDI n’étant souvent qu’un fantasme lointain).

J’ai le sentiment, après cette expérience forte dans un service au coeur d’une des plus grosse entreprise française, alors que mes camarades de promotion me racontent la même chose ailleurs, que le « système » ne tient que sur une patte, avec une béquille et une écharde dans la chair… nous savons tous que les choses ne pourront pas continuer comme cela, mais nous savons tous aussi qu’il est très difficile de dire non tout seul. J’entends souvent que la réponse à ce problème est de créer sa propre activité, c’est ce que l’on me dit quand j’explique que j’ai du mal à finaliser ma reconversion. Certes, mais je ne vois pas en quoi les choses seraient différentes si c’est encore pour me retrouver avec trop de travail à faire, un stress démentiel pour faire tourner une activité, faire du chiffre, trouver des clients… plus le temps passe plus je sais que le travail n’est pas la solution pour vivre sereinement, à moins que l’on considère qu’écrire des textes dans un blog, faire de la musique, élever des enfants, faire du jardinage, faire partie d’une association, soit aussi un travail qu’il faudrait rémunérer avec un revenu universel.

 » Chercher un travail pour le gain, c’est maintenant un souci commun à presque tous les habitants des pays de civilisation. Le travail leur est un moyen, il a cessé d’être un but en lui-même : aussi sont-ils peu difficiles dans leur choix pourvu qu’ils aient gros bénéfices. Mais il est des natures plus rares qui aiment mieux périr que travailler sans joie ; des difficiles, des gens qui ne se contentent pas de peu et qu’un gain abondant ne satisfera pas s’ils ne voient pas le gain des gains dans le travail lui-même. »
Nietzsche, Le Gai Savoir

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