Laëtitia- La Joie

Yvan Jablonka – Laëtitia – la fin des hommes.

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Ce livre était dans ma PAL pour deux raisons. La première, c’est son sous-titre : « la fin des hommes ». Féministe, survivante, la problématique de la domination masculine sur toute la société et en particulier sur la vie et la liberté des femmes est centrale dans ma propre existence. Mon quotidien actuel, d’enseignante, est, de plus, marqué en ce moment par des faits presque divers qui secouent la communauté dans laquelle j’évolue. Donc, quand on me promet « la fin des hommes », j’avoue, cela m’interpelle, cela m’intéresse. Sans être une Chienne de Garde, j’ai pourtant parfois, souvent, le sentiment que ma vie et celle de mes compagnes serait bien plus facile sans les hommes.
L’autre raison qui m’a poussé à lire ce livre est que, bien que peu sensible aux faits divers médiatiques, celui-là m’avait marqué car… il s’est déroulé à côté de chez moi. En janvier 2011, cela faisait 6 mois que j’étais en Loire Atlantique. A l’époque j’habitais sur la presqu’île guérandaise et je commençais à découvrir la région, les paysages, le littoral, Nantes, la campagne, comme on découvre un pays exotique ! Ce qui m’a marqué également c’est que, quelques mois plus tard, l’affaire Dupont de Ligonnès à Nantes, dans un milieu bourgeois pour le coup, à résonné comme un écho à l’affaire Laëtitia, non seulement par la proximité géographique (donc dans mon nouveau « chez moi ») et aussi par l’opposition sociale des environnements qui nous a rappelé que la cruauté, le crime étaient vraiment universels.
Ainsi, quand j’ai lu, ou plutôt je devrais dire dévoré le livre d’Yvan Jablonka, en une journée, j’ai été d’abord frappée par la très grande proximité, pour moi, des faits. J’ai lu dans ce livres des noms de lieux qui sont aujourd’hui mon quotidien : Lavau et le Trou Bleu (j’habite aujourd’hui à quelques kilomètres de ce village de l’estuaire), Savenay et le Lac, le centre commercial d’Atlantis aux portes ouest de Nantes, le pont de Saint Nazaire, Pornic la petite station balnéaire du sud du département, Saint Nazaire, des quartiers de Nantes… Jablonka d’ailleurs explique bien qu’il décrit dans son livre, œuvre totale des sciences humaines, qu’il parle là des populations oubliées de la République, les populations péri-urbaines de France et ici de Loire Atlantique, autour de Nantes, populations dont je fais totalement partie ! Tout cela a bien entendu précipité ma totale identification et ma totale empathie au sujet du livre.

Pour faire court, ce livre fut une claque pour moi. C’est un livre puissant, extrêmement puissant… nous sommes au-delà de la littérature, non seulement par la forme voulue et assumée par l’auteur, entre essai, témoignage, fiction, mais aussi il me semble par le fond, par la grandeur humaniste qui transcende tout le livre. L’expérience de cette lecture, de cette passion qui m’a pris une journée, ce qui est extrêmement rare pour moi qui ne suis pas une marathonienne de la lecture, je la compare au choc que j’ai reçu, à 17 ans, une nuit de baby-sitting, quand j’ai lu d’une traite Si c’est un Homme de Primo Levi. Rien de moins…
Ce qui est puissant dans ce livre c’est avant tout la profonde bienveillance, l’humanité d’une délicatesse précieuse, la tendresse infinie que Yvan Jablonka porte à Laëtitia et sa sœur Jessica Perrais. Il fait d’elles des portraits soyeux, délicats, vrais et touchant. On ne peut qu’être profondément marqué par ces deux existences, l’une qui continue son chemin, l’autre qui repose au cimetière de Pornic, dont la banalité, la médiocrité même (mot rude de jugement que je porte là mais qu’à aucun moment l’auteur de pose sur les deux jeunes filles) est transcendée par l’agressivité, la cruauté, la bêtise, l’injustice dont elles sont les victimes tout au long de leurs jeunes vies. L’auteur ne les présente pas comme des victimes, et c’est bien là tout l’extraordinaire de ce livre. Il déclare même que Laëtitia est morte en femme libre ! Les victimes se sont les hommes, ces figures masculines qui du père violent et alcoolique, au père de substitution pédophile, au Président de la république pathétique et à l’assassin paumé, ne sont que les jouets de leur pauvreté d’esprit. Jablonka en arrive même à se mettre lui-même en doute, en tant qu’homme, de vouloir ainsi dépouiller encore une fois les jeunes filles de leur innocence en écrivant ce livre. Les seuls hommes qui trouvent grâce à ses yeux se sont les magistrats, les policiers, les juges qui ont tout fait pour que la vérité éclate et surtout pour que la famille retrouve le corps complet de Laëtitia.
L’écriture de Jablonka n’est pas la plus brillante qui soit, mais c’est la façon dont il effleure, avec ses mots, les réalités, les sentiments, les émotions, la quotidien que l’on pourrait trouvé étriqué, qui ont été ceux de Jessica et Laëtitia, que l’on est transporté dans un monde de pure Lumière. Je deviens lyrique ! Mais ce livre m’a vraiment totalement bouleversée…

Cette tendresse permet au livre de respirer, d’être fluide et de ne pas tomber dans le voyeurisme et la lourdeur inhérente à la narration de faits aussi durs. Les chapitres sur la vie de Laëtitia sont entrecoupés de parties plus techniques sur la Justice en France, sur le suivi des condamnés, sur les prisons, et sur l’assistance sociale à l’enfance. L’auteur rappelle également à quel point cette affaire est devenue une affaire d’Etat quand Sarkozy, dans la logique de son quinquennat qui était de faire de la politique-émotion et de sortir une loi après chaque fait divers « horrible », a attaqué la magistrature nationale et plus particulièrement celle de Nantes, en en faisant pratiquement les complices du meurtrier. Cette attaque du gouvernement s’est soldé par une grève des juges en France à la fin de l’hiver 2011. Mais la plus grande partie du livre est constituée par l’évocation, la rangaine, le décorticage de la dernière journée de Laëtitia, le 18 janvier. Le livre tourne autour de cette date, des moments, des minutes qui ont fait de cette journée, la dernière de la jeune fille. L’auteur y revient sans arrêt, comme un leitmotiv, une obsession qui obsède à son tour le lecteur. Qu’est-ce que je pouvais bien faire ce 18 janvier 2011… c’était un mardi, j’étais à Saint Nazaire…

Ce livre nous parle bien sûr de nous, de moi peut-être un peu plus pour les raisons que j’ai donné au début, de cette société qui veut à tout prix mettre au pinacle les victimes et renvoyer en enfer les meurtriers. Comme s’il y avait un Bon et un Mal. Le problème est que la victime est toujours passive, elle subi, elle tremble, elle se défend. On a bien trop tendance à héroïser, en quelque sorte et malgré nous, le coupable. D’ailleurs Jablonka le dit très bien au début de son livre : on parle souvent plus du coupable que de Laëtitia. Pendant quelques chapitre il ne le nomme pas d’ailleurs, et cela fait du bien… Ce qui est merveilleux dans ce livre c’est que l’auteur a fait de ces deux jeunes filles, que la société, le monde pourraient juger rapidement comme des victimes, victimes des hommes, victimes du système, victime de leur genre, de leurs difficultés scolaires, des héroïnes, des résistantes, des femmes libres, des résilientes, des survivantes. Il n’y arrive pas en poussant le pathos, comme on le voit bien trop actuellement (et en particulier aujourd’hui !! 13 novembre…), mais en faisant de la poésie. Notre société s’enfonce dans l’émotivité, la victimisation… ce qui ne veut pas dire qu’il faudrait promouvoir la cruauté, la force… au contraire, il faudrait défendre la liberté, le courage et se dire que les êtres humains qui subissent dans leurs existences se relèvent toujours et ne peuvent pas, ne doivent pas être résumés aux traumatismes ou au choc qu’ils ont vécus.

Laëtitia, cela veut dire la Joie en latin… Yvan Jablonka a choisi une citation de Spinoza pour ouvrir son livre… quelle bonne idée ! Laetitia est hominis transitio a minore ad majorem perfectionnem (La joie est le passage de l’homme d’une moindre perfection à une plus grande). Si seulement les hommes pouvaient lire Spinoza !

J’ai souligné beaucoup de passages de ce livre, pour les garder dans ma mémoire. J’en partage un seul ici qui résume à mon sens l’humanité d’Yvan Jablonka :
« Si je ressens parfois de la gêne auprès de Jessica, c’est parce que je suis un homme, que les hommes tout au long de sa vie, lui ont fait du mal. Les hommes, ce sont ceux qui règlent les disputes à coups de cutter, qui vous démontrent à coups de poings, qui éjaculent dans le sopalin que vous devez tenir, qui vous poignardent, vous brisent le cou comme à un poulet. Ou bien ce sont les ministres, les dirigeants, ceux qui parlent à la télé, qui savent, qui commandent, qui ont raison, qui parlent de vous, sur vous, en vous, à travers vous. A la fin, ce sont toujours les hommes qui gagnent, parce qu’ils font de vous ce qu’ils veulent. Pour la première fois, j’ai eu honte de mon genre. »

J’ajoute ici la vidéo de l’intervention d’Yvan Jablonka à la Grande Librairie de France 5 : c’est assez court (plus court que son intervention à la librairie Mollat de Bordeaux, ici) et cela résume bien le livre et le replace dans le contexte de l’œuvre de l’auteur :

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