Jardin Zen – De l’Orient à l’Occident – Troisième partie

Je termine ici la publication du texte de la conférence que j’ai tenu lors de l’ABCdaire des Rencontres de Sophie, le festival de philosophie de Nantes en Février dernier. Vous trouverez la première partie de ce texte ici et la seconde partie .
Dans cette troisième et dernière partie je rapproche la pratique de la philosophie bouddhiste dans les jardins zens avec la philosophie de Clément Rosset, en particulier dans son ouvrage l’Anti-Nature.

Comme son maître Schopenhauer et comme la philosophie bouddhiste, Clément Rosset s’intéresse à la réalité et aux représentations que notre esprit (est-il malade ?) se fabrique de la réalité et qui nous font souffrir. La tragédie de nos vies est alors celle de croire qu’il existe une nature des choses, une chose en soi, un point fixe sur lequel compter et d’ancrer nos existences sur cette illusion pour vouloir leur donner un sens. Nous cherchons le double au lieu du réel, nous plaquons une idée de nature pour nous réconforter devant ce monde étrange et étranger.

Existe-t-il une Nature ?

Dans son ouvrage L’Anti-nature il pousse encore plus loin ses interrogations sur le réel et se demande s’il existe une idée de nature ? Depuis les penseurs grecs et en particulier Platon et Aristote, on définit la nature comme un tiers état entre l’artifice qui est le produit de l’action humaine, et la matière qui produit le hasard. La nature est ce qui est régit par des principes, des lois universelles qui créent un ordre et donne du sens. Or cette idée est contraire à l’expérience tragique de la vie qui est insignifiance pour Rosset. C’est ce qu’il nomme le monde dénaturé.

Le monde dénaturé de Rosset n’est-il pas celui que l’on peut admirer dans les jardins zen ? Est-on plus proche de la nature dans une forêt de France ou un jardin japonais ? Notre esprit, brouillé quand il n’est pas totalement attentif à ce qui est, est ce qui créé l’artifice en voilant nos expériences du monde. Nous croyons expérimenter la nature et le vrai, nous ne faisons que plaquer une représentation du monde et nous en souffrons. On cherche un sens à ce que l’on contemple ou à ce que l’on lit dans le haïku, et pourtant il n’y a pas de signification particulière, tout ceci est in-signifant.

Entre nature et artifice, ces espaces singuliers seraient-ils des lieux privilégiés pour expérimenter les paradoxes que le bouddhisme comme Rosset ou d’autres philosophes occidentaux nous donnent à penser, pour nous approcher au plus près de la réalité ? Le méditant en pleine conscience dans le jardin zen serait alors plus proche d’une réalité qui n’a rien de naturelle alors même qu’il contemple une nature artificialisée.

Jardin Zen : un monde dé-naturé ?

Le jardin zen peut être un modèle du monde dénaturé de Rosset car c’est un espace naturel fabriqué de toute pièce par les hommes suivant des règles artistiques et artificielles (symboliques). La nature n’est pas naturelle mais symbole, signe, concept philosophique, support d’exercice spirituel. Les objets naturels utilisés n’ont plus de sens, n’ont plus le sens qui est le leur dans la nature : le rocher est un animal, comme par exemple une tortue qui forme une île sur l’étang en face du Pavillon d’or du Kinkaku-Ji.

L’île de la Tortue sur l’étang du temple Kinkaku Ji à Kyoto (https://www.espaces.ca/articles/destinations/asie/japon/155-japon-hyperactivement-zen)

La nature est ici maîtrisée, contrôlée, les arbres taillés, réduit, sculptés. Ils sont au-delà de la nature et même au-delà de l’artifice pur. La facticité du jardin ne renvoie pas à l’illusion mais au réel lui-même. L’artifice et l’esthétique du jardin zen permettent à l’esprit de se détacher de ce qu’il prend pour le réel et de comprendre au-delà des mots et des concepts ce qu’est la vacuité du monde.

Dans les jardins des pavillons de thé (roji), l’invité traverse un paysage plus luxuriant combinant végétaux et minéraux avec parfois des « pas » des pierres plates montrant le chemin, la voie vers la chambre de thé. Ces jardins sont une transition entre le tohu-bohu du quotidien et la sérénité exigée par la cérémonie du thé. Celle-ci est devenue au fil du temps quasiment un rituel religieux où l’esthétique de simplicité de tout le mobilier et des gestes parfaits fait advenir la sérénité.

Le jardin zen serait-il le parfait exemple de l’ineptie de l’idée de nature ? L’essence des choses n’est pas dans ce que l’on se représente d’elles car notre esprit illusionné quand il n’est pas totalement attentif ne voit pas le réel mais son double. Je crois voir une tigresse dans ce rocher, alors que ce n’est qu’un rocher et aussi une tigresse ou bien une montagne. Cette expérience paradoxale me fait comprendre qu’il n’y a pas de sens à trouver à ce que je contemple. Au lieu de pâtir de l’angoisse non pas née du non-sens mais plutôt de l’inadéquation entre les représentations humaines et l’idée de nature comme modèle d’intelligibilité, je peux m’arrêter au simple artifice qui accueille le tragique et l’absurdité du monde.

D’après Clément Rosset, l’idée de nature serait « culpabilisante » pour l’homme car elle suppose l’existence d’un modèle à suivre et dont le potentiel écart opéré dans notre façon de vivre est mauvais :

« l’innocence de la vie c’est son indépendance à l’égard de la nature, le fait qu’elle ne connaisse et n’ait à répondre d’aucune nature. Et réciproquement, ce qui culpabilise le devenir et la vie est la pensée de leur appartenance à un réseau de signification. En cessant d’être insignifiant, le devenir cesse d’être innocent. »

Le monde dénaturé est le monde insignifiant, dans le sens qui n’a pas de sens mais aussi dans le sens simple, innocent. C’est un monde vide de sens donc qui peut exister pleinement. C’est un monde où il n’y a rien à posséder car rien ne s’offre à être possédé et où l’angoisse et la culpabilité s’effacent car il n’y a plus d’objets contradictoires qui s’opposeraient à mon esprit. Les jardins zen sont des espaces clos où le visiteur contemple des éléments naturels qui sont aussi des animaux ou des concepts et où l’asymétrie, le minimalisme et l’austérité libèrent l’esprit des ruminations du mental qui cachent au méditant la réalité profonde et claire de la vacuité du réel.


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