Éducation 2.0 : quand le savoir n’est plus la propriété des enseignants

Il est deux évidences aujourd’hui : l’éducation sera une des pierres angulaires du monde qui advient et elle sera totalement différente de ce qu’elle a été depuis des siècles en raison de l’utilisation des technologies de l’information.
Dans la société qui vient, les individus seront en formation permanente, et la majorité d’entre nous travaille déjà en mode agile. Il faut apprendre à apprendre et surtout ne plus croire que les savoirs et surtout les savoir-faire d’hier pourront encore nous servir pour des métiers qui sont à inventer.

Avec les technologies de l’information, le savoir est partout, même s’il est dilué et parfois sujet à caution. Quand j’étais étudiante, mes parents se sont sacrifiés pour me payer l’Encyclopédie Universalis ! Aujourd’hui, Wikipédia n’a certes pas la qualité de ces textes d’experts, mais avec un peu de doigté, on peut trouver facilement des articles scientifiques sur les sujets qui nous intéressent. La culture n’est plus cachée et elle est plus accessible. De ce fait, le statut des enseignants à tous les niveaux pédagogiques a profondément changé. Ils ne sont plus simplement des passeurs de savoir, mais des accompagnateurs sur un chemin qui doit être le plus personnalisé possible.


Au-delà de la révolution copernicienne que cela induit dans l’éducation, c’est le rapport au savoir qui change radicalement, en particulier pour celui ou celle qui apprend. Il me semble que cela sonne le glas d’une certaine forme d’encyclopédisme, en tout cas de celui qu’il était de bon ton, en France du moins, de partager comme le sommet de la méritocratie républicaine. Depuis longtemps, la réussite scolaire et universitaire se mesurait à la quantité gargantuesque qu’un élève ou un candidat aux concours était capable d’ingurgiter, comme si le cerveau humain était un second estomac (au vu des recherches récentes sur la présence de neurones dans notre tube digestif, cette remarque n’est peut-être pas si bête que cela !) Quand j’ai préparé l’agrégation d’histoire, j’ai passé mon temps à mémoriser des centaines de pages de dates et d’évènements pour, le jour J être capable de ressortir les plus adéquates pour répondre à la problématique. C’est ce que l’on appelle le « bachotage » et qui est pourtant encore la norme dans notre système scolaire, malheureusement. Nous sommes tous d’accord pour dire que ce « travail » est épuisant et surtout inepte, puisque tout le monde sait qu’après l’interrogation ou l’examen, on aura tout oublié ou presque. C’est d’ailleurs pour cela que les livres ont été inventés ! Et on peut se morfondre sur la perte de nos capacités mémorielles, elles sont de toute façon bien moindres que celles de nos ancêtres de l’Antiquité qui apprenaient tout par cœur. Internet ne fait qu’accentuer cette tendance : on pourra s’en plaindre ; je préfère me demander ce que cela engendre dans mes pratiques de formatrice et d’enseignante.


Lors de mon expérience de professeure de philosophie au Lycée expérimental de Saint Nazaire, un lycée autogéré fondé sur des bases de pédagogies actives et d’éducation populaire, j’ai compris que le but de l’enseignement n’était pas, comme je l’ai cru au début de ma carrière, de transmettre le savoir de mon cerveau aux cerveaux de mes élèves, mais de tout faire pour que le savoir qu’ils ou elles voulaient, pouvaient, avaient à retenir était leur bien propre.
L’enseignement n’est pas la transmission : il ne s’agit pas de remplir un esprit avec un savoir que le maître posséderait après des études longues et fastidieuses. La formation c’est de mettre en place des stratégies (ce que l’on appelle la pédagogie) pour que les apprenants s’emparent du savoir et qu’ils le fassent leur. Ce n’est donc absolument pas la quantité qui compte ni même la qualité, mais la puissance de lien intime que l’apprenant a réussi à créer avec le savoir auquel il se confronte. On ne retient pas ce qui nous est utile ; on retient ce qui fait chair pour nous seul. L’efficacité n’est pas le sens. L’utilité est ce qui permet de produire, d’accomplir, c’est une action extérieure à nous. Le sens nous est propre, il est ce qui fait fonctionner notre imagination. Nous apprenons ce qui répond à nos questions ou à nos doutes personnels, ce qui fait écho à une expérience déjà vécue.
Ce peut être très peu, surtout comparé aux programmes aberrants de l’éducation nationale par exemple. Mais c’est la clé de voûte, car quand quelqu’un aura ressenti cette joie de faire correspondre un savoir à une question personnelle, à un doute, à un intérêt intime, il ou elle aura trouvé la voie pour apprendre tout ce qui suit.

Aujourd’hui le savoir n’est plus réservé à ceux qui savent. Pourtant, ils ont déjà parcouru ces chemins de la connaissance où le plaisir d’apprendre était corrélé à ce qu’ils étaient. Faire cours ce n’est donc plus un simple passage de relais d’un cerveau à un autre, mais peut-être plus un échange de pratique et d’expérience. L’attention de l’enseignant ne doit plus vraiment se porter sur le savoir lui-même, mais plus sur l’ancrage de celui-ci pour l’apprenant. Savoir peu, connaître moins, mais que ce savoir soit à nous-mêmes. D’ailleurs, c’est ce qui fait les bons professeurs : quand le savoir de leur discipline est tellement intime qu’il soit comme une autre nature. Mais c’est aussi ce qui fait les mauvais professeurs, toutes les fois qu’ils veulent reproduire chez leurs élèves les mêmes joies, les mêmes expériences qu’ils ont pu vivre sur les bancs de l’école ou de l’université. Rien de pire que ce professeur de classe préparatoire qui faisait lire absolument Proust parce que c’était sa passion, sans jamais interroger ses étudiants sur la pertinence de cette lecture dans leurs propres parcours. On peut inciter, proposer, montrer, ouvrir les portes de l’émotion intellectuelle, mais croire que ce qui a fonctionné pour nous doit pouvoir être reproduit est une foutaise qui est la faiblesse de la pédagogie.

(Pixabay.com)

Il s’agit donc bien de favoriser l’autonomie des apprenants, de les accompagner sur le chemin du savoir en facilitant la découverte, l’appropriation parce que l’enseignant est déjà passé par là. Il ne s’agit pas d’imposer un savoir encyclopédique qui n’a de sens que pour les commissions des programmes très éloignées des réalités des apprentissages. Cette autonomie est la responsabilisation envers ce que l’on apprend : faire confiance dans la capacité de chacun à puiser dans la culture ce dont lui-même a besoin pour la construction de sa personnalité, de sa vie, de sa formation professionnelle. Les enseignants sont alors les garants de l’évaluation finale sommative de la validation d’un savoir ou d’une habileté en fonction d’un référentiel, celui-là universel ou du moins le plus objectif possible, pour en confirmer la maîtrise. Ils ont également un rôle d’alerte pour encadrer l’apprentissage compte tenu des buts déclarés par l’élève : si les acquis ne correspondent pas à la finalité désirée, si l’apprentissage est trop lent, si les savoir-faire sont mal maîtrisés, c’est le travail de l’enseignant d’avertir l’étudiant sur les dérives portées à son propre programme. Il reste bien sûr celui qui peut apporter sa passion pour telle discipline, qui peut réparer une erreur d’appréciation ou d’interprétation, partager son expérience sur les écueils et les plaisirs qu’il a lui aussi rencontrés sur le chemin des Lettres ou de la Science.

(Pixabay.com)

Cette vision de l’éducation remet en cause des principes ancrés dans notre société par exemple celui de la réussite scolaire. Aujourd’hui, pour obtenir des diplômes il ne faut pas montrer d’intelligence, mais le plus de savoir possible. Les élèves et les étudiants « brillants » à l’école sont ceux qui savent se plier aux exigences d’un système qui fait de l’encyclopédisme et du silotage des disciplines ses bases inébranlables. On ne crée pas des esprits autonomes. L’intelligence ce n’est pas d’accumuler des connaissances étanches, mais être capable de faire des liens entre ce que l’on sait pour se créer un paysage intellectuel personnel, et pouvoir dire « je ne sais pas » tout en ayant déjà en tête une stratégie pour aller apprendre ce qui fait défaut.


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