Dans le bouddhisme, le néant ou vacuité (plutôt que vide) est celui de l’Eveil ; déjà le paradoxe se fait jour : ce qui est dans la lumière du jour après le sommeil (l’éveil de l’ignorant) est une sorte de stase de l’esprit, un équilibre ténu atteint pas la méditation et la connaissance de l’impermanence de toutes choses et en premier lieu des pensées.
« Une pluie d’or ne saurait combler Celui qui cherche son plaisir dans les sens. Un peu de douceur et beaucoup de douleur, voilà son tribut. Le sage le sait, qui se réjouit Pas même des plaisirs célestes. Pour le disciple du Pleinement Eveillé, Le vrai bonheur, c’est l’extinction de la soif. » (Dhammapada, strophes n° 186-187)
La vacuité, c’est-à-dire ici l’extinction de la soif des désirs qui engendre la souffrance, l’éradication du poison de l’avidité qui condamne le mortel à la renaissance, est pour le disciple du Bouddha le vrai et unique bonheur. Il s’agit donc d’un point de vue et également d’un renversement des valeurs. Ce qui, pour l’individu empêtré dans les renaissances du samsara, est le comble du luxe et du plaisir, donc le positif, le bonheur, l’extase, devient, pour le disciple de la Voie, le signe même du malheur de l’homme, de son enchaînement aux souffrances du monde. Mais comment dire au lecteur que la vacuité est joie et liberté :
« Il n’y a plus de souffrance Pour qui est arrivé au terme du voyage, Libre de peines, pleinement délivré, En ayant rompu tous les liens. »(Dhammapada, 90)
« Ceux qui n’entassent pas de richesses, Et mettent la nourriture à sa juste place, Se délectant dans la vacuité, le sans-signe, la délivrance, Il vont comme des oiseaux dans l’espace, Difficile est de suivre leur chemin. »(Dhammapada, 92) « Ne pas adhérer aux croyances, Saisir le sens de l’incrée, Rompre le lien de l’existence, Mettre fin aux opportunités, Renoncer à tous les désirs, Voilà ce qui fait l’homme suprême. »(Dhammapada, 97) « Qu’il soit au village ou en forêt, Sur la colline, dans la vallée, Là où est le séjour des Arahants, la joie règne. »(Dhammapada, 98)
Les thèmes concomitants sont toujours les mêmes : la délivrance est source de joie et de liberté, elle est la rupture de tous les liens et autres rapports qui sont les causes de la souffrance humaine, elle est le renoncement aux désirs illusoires de ce monde d’apparences. C’est cela que l’on nomme la vacuité : rupture, renoncement, briser les liens ; mais les critiques oublient ou ne savent pas (car ils ne l’ont pas expérimenté) que la vacuité est aussi et surtout liberté et joie. Comment peut-on encore parler de nihilisme pour une pensée de la Joie ? D’ailleurs, Nietzsche lui ne cite jamais la joie : serait-ce le signe d’une frustration de n’avoir pas compris, de ne pas participer à l’Extase et de rester fermer à tous mystères, de les critiquer en les considérants comme décadents car on n’a pas su ou pas eut la chance d’y participer ? Plutôt que de voir en Nietzsche le “tombeur” de Dieu, ne pourrait-on retourner le fait et voir dans sa philosophie à coup de marteau et ses critiques acerbes de Schopenhauer et Wagner le ressentiment d’un philosophe qui, comme beaucoup aujourd’hui, a comprit intellectuellement mais n’a jamais reçut la grâce de faire l’expérience de l’Etre ! « On ne se figure pas un mystique amer. Savoir selon le monde, sécheresse clairvoyante, excès de lucidité sans dimension intérieure, l’amertume est l’apanage de celui qui, ayant triché dans ses rapports avec l’absolu et avec lui-même, ne sait plus à quoi se prendre ni à qui s’adresser. […] La joie, en revanche, fruit d’une heure exceptionnelle, paraît surgir d’un déséquilibre, d’un détraquement au plus intime de notre être, tant elle contredit aux évidences où nous vivons. Et si elle venait d’ailleurs, de plus loin que nous-mêmes ? Elle est dilatation, et toute dilatation participe d’un autre monde, alors que l’amertume est resserrement, même si l’infini se dresse à l’arrière-plan. Mais c’est un infini qui écrase au lieu de libérer. Non, il n’est guère concevable que la joie soit détraquée, encore moins qu’elle ne vienne de nulle part ; elle est si pleine, si enveloppante, si merveilleusement insoutenable, que l’on ne saurait y faire face sans quelque référence suprême. C’est en tout cas elle, et elle seule, qui permet de concevoir qu’on puisse forger des dieux par besoin de gratitude. »Cioran, p. 1227 On peut ajouter (!) avec Clément Rosset : « Riez ! Car la vérité est trop triste… »