Pour la plupart d’entre vous le bonheur est quelque chose de positif, il est dans l’être ou dans l’avoir. Envies, plaisirs, désirs, possessions… amours, profession, gloire, argent… joie, épanouissement, liberté… tous ces mots positifs peuplent les livres et les imaginaires de ceux qui, sur cette Terre, cherchent le bonheur. Pourtant, comme Dieu, le bonheur est incommunicable, on ne saurait parler de lui. Seuls les poètes le peuvent. Au Moyen Age, les philosophes ont inventé la théologie négative pour tenter de cerner Dieu : le décrire par ce qu’il n’est pas… il n’est pas mortel, il n’est pas humain, il n’est pas limité, il n’est pas… dans la négation se trouve l’Etre ! Dans la contradiction se trouve la réponse.
Pour moi le bonheur est également de ce domaine : il est un manque, une absence. Le bonheur c’est ne pas être malheureux, être en bonne santé c’est de ne pas être malade. Le bonheur est l’absence de douleur, de souffrance, d’horreur.
« L’enfer des vivants n’est pas chose à venir ; s’il y en a un, c’est celui qui est déjà là, l’enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons d’être ensemble. Il y a deux façons de ne pas en souffrir. La première réussit aisément à la plupart : accepter l’enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage continuels : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire de la place. » Italo Calvino, Les Villes invisibles
Le bonheur est comme le silence : on ne sait l’apprécier que lorsqu’il est rompu par le bruit irritant d’une mobylette trafiquée qui aboule en vrombissant dans votre rue si tranquille. On me répliquera avec raison (?) qu’il se trouve également dans ces petits riens qui font tout le sel de la vie… mais ces petits là ne durent qu’un instant, tronqués très vite par le cours irrégulier du fleuve quotidien. Le soleil qui brille est toujours tâché de quelques nuages ; la pâquerette qui fleurit est bouffée par la vache à lait ; le cœur léger et joyeux de l’amoureux sera vitre trempé de la pluie de la jalousie. Je sais, je sais… je ne peux voir le monde qu’avec des lunettes sombres. Mais c’est bien pour cela que je suis toujours en vie ! L’optimisme me fatigue et le doute pessimiste revigorant. C’est parce que l’on sait voir les ombres sur le soleil que l’on apprécie encore plus la chaleur de l’astre du jour quand on se bronze sur la plage ! C’est parce que je sais que la fleur fane vite que je hume tous les jours son parfum enivrant. C’est parce que l’amour est mon poison que je ne me l’injecte qu’à petite dose. « Heureux nous qui vivons sans haine parmi les gens haineux. Au milieu des gens haineux, demeurons sans haine. Heureux nous qui vivons bien portants parmi les malades. Au milieu des malades, demeurons bien portants. Heureux nous qui vivons sans avidité parmi les gens avides. Au milieu des gens avides, demeurons sans avidité. Heureux nous qui vivons sans possession aucune. Nous serons nourris de joie, tels les dieux rayonnants. » Dhammapada Etre “sans”, “ne pas”… négation non pas des plaisirs, ce n’est pas le néant qui est ici évoqué, mais l’absence de souffrance, le sans attachement. Car ce que ne voient pas, la plupart du temps, les adeptes du Bonheur, c’est que leur quête est éternelle, infinie et illusoire. Si être heureux c’est être et avoir, alors on n’a jamais fini de vouloir être et avoir. Si je ne veux plus rien, alors tout ce que je suis et je possède me rends particulièrement heureuse. « Il ne peut arriver à aucun homme rien qui ne soit un accident humain, ni à un bœuf rien qui ne soit accidentel au bœuf, ni à la vigne rien qui ne soit accidentel à la vigne, ni à la pierre rien qui ne soit accidentel à la pierre. Si donc il n’arrive à chaque être que ce qui coïncide avec sa façon d’être et sa propre nature, pourquoi t’impatienterais-tu ? La commune nature ne t’a rien apporté d’insupportable. » Marc-Aurèle