Je suis en train de terminer l’avant dernier roman d’Umberto Eco : Baudolino. Il est depuis très longtemps dans ma bibliothèque, mais faible d’esprit que je suis, je me suis laissée entrainée par les critiques acerbes contre ce livre et j’ai repoussé sa lecture. Mal m’en a pris, car finalement c’est un bon roman. Certes pas aussi brillant que le Pendule de Foucault, mais la finesse, l’intelligence et la sapience d’Eco font toujours œuvre.
Baudolino s’en va trouver le mythique royaume du Prêtre Jean… je passe, là n’est pas mon propos du soir. Il se retrouve, avec une bande d’amis, dans une cité qui semble être aux portes du royaume, peuplée de créatures étranges, Géant, Sciapodes (êtres avec une seule jambes), Panoties aux grandes oreilles, Ennuques, etc… Le héros tombe alors follement amoureux d’une sorte d’amazone médiévale, une Hypatie. La belle lui raconte qu’elle fait partie d’une communauté de femmes, retirées du monde et vénérant la philosophe Hypatie, martyrisée par les chrétiens d’Alexandrie. A la lecture de ces pages, quand la belle Hypatie (toutes les dames portent ce nom) explique sa philosophie à Baudolino, j’ai reconnu les préceptes de la Gnose et du néoplatonicisme : Dieu l’Unique est inconnaissable par l’intelligence humaine finie, on ne peut le connaître qu’on disant ce qu’il n’est pas. L’Unique est Un, c’est-à-dire qu’il contient la parfaite harmonie des opposés. C’est le Démiurge, pâle duplicata du Dieu infini qui se peut être Créateur, qui lui a engendré le monde. Pourquoi Dieu ne pourrait être le Créateur du monde ? Parce que le Mal règne sur le monde et que le Dieu unique et parfait ne pourrait se diviser pour créer et surtout parce que la source du Bien ne saurait être le créateur du Mal.
Je suis donc allée un peu voir qui était cette Hypatie…
Ce nom me disait quelque chose : philosophe, mathématicienne, astronome dans l’Alexandrie du IVe siècle de notre ère, elle enseignait aux notables de la cité cosmopolite la philosophie de Plotin. Fille de Théon, elle se consacra à la philosophie. Elle mourut lapidée par les fanatiques chrétiens quand, à la fin de l’Empire romain, ces derniers prenaient leur revanche sur les païens qui autrefois les avaient martyrisés. Cette époque troublée, fait de luttes intestines entre les religions et de fanatisme comme seuls peuvent le faire naître les monothéismes, est en totale opposition avec ces temps mythiques de l’Alexandrie hellénistique, berceau du Savoir, écrin de la Bibliothèque, où toutes les pensées d’Orient et d’Occident vivaient en harmonie.
La figure de la philosophe me plaît : elle entre ce soir dans mon panthéon très fermé de mes héroïnes personnelles, à côté d’Alexandra David-Néel, d’Aliénor d’Aquitaine et d’Elizabeth d’Autriche… En fouillant sur le Net, j’ai découvert qu’en 2009, le réalisateur espagnol Alejandro Amenabar, auteur du très remarqué Les Autres avec Nicole Kidman, avait fait un péplum sur ce sujet : le titre du film est Agora. Je viens de le visionner… ce n’est pas un chef-d’œuvre, mais il a un très grand mérite à mes yeux : pour la première fois (?) les gros, très gros méchants sont les chrétiens ! C’est même caricatural… et cela fait du bien. Le film montre les tueries entre païens (entendez ceux qui croient dans LES dieux), juifs et chrétiens, mais surtout entre les deux derniers, puisque les païens finissent pour la plupart à se convertir au christianisme. Sauf Hypatie, qui est montrée davantage sous son aspect d’astronome (elle aurait prédit la course elliptique de la Terre autour du Soleil plus de 1000 ans avant Kepler… mouai…) que de philosophe. L’évêque d’Alexandrie, Cyrille, ne supporte pas sa liberté… ben voui… dans les Evangiles (en fait c’est surtout dans les Lettres de cet abruti de Paul!), les femmes doivent rester à la maison, s’occuper de leurs maris, ne pas apprendre, ne rien faire… se taire quoi ! La mort d’Hypatie serait donc un peu le tombeau dans lequel toute la gent féminine est tombée pour des siècles et des siècles… Quand les ploucs lui demandent de se convertir parce qu’ils sont outrés qu’elle puisse afficher son incroyance, ne pas croire en Dieu, elle répond (dans le film bien sûr) : « I believe in Philosophy ». C’est rigolo, comme si la philosophie pouvait être source de croyance… mais bon, on se doute que face à la crasse de la religion, il faut pouvoir trouver la parade et s’abaisser à son niveau… c’est d’ailleurs ce que fera la Philosophie durant tout le Moyen Age… et aussi l’époque moderne … hm… et aussi l’époque contemporaine… à peu près jusqu’à Nietzsche ! Ces temps sombres sont révolus…
Statue de Giordano Bruno sur le Campo Fiori à Rome
Ce film est assez jouissif, je dois avouer… ah que cela fait du bien de trouver ces cons de chrétiens vraiment ignares, barbares, violents et fanatiques. Ce sont eux qui mettent à sac le Serapeum, le temple de Serapis et les restes de la Bibliothèque d’Alexandrie. Les Ténèbres qui nous entourent viennent bien de ces moments d’Histoire où la monomanie d’une poignée à fait flamber la puissance du Savoir multiple que les Hommes avaient accumulés dans cette Cité. Que ne donnerais-je pour vivre dans un monde sans christianisme (judaïsme… et islam…aussi) ? Que ne donnerais-je pour vivre dans un monde sans Créateur, sans besoin irrépressible de se trouver une Cause Première en dehors de nous-même (ça c’est parce que je lis la Métaphysique d’Aristote) ? Que ne donnerais-je pour vivre… en Asie ? mais avec la Connaissance de l’Antiquité… tiens ça a existé ça… mais c’est une autre Histoire 😉