Aristote, le cher Aristote, a inventé un principe qui, l’air de rien, mine encore toute notre philosophie occidentale et par là toute notre crédibilité. C’est dans les détails que se trouve le diable, et pour le coup, j’affirme ici que la tragédie de notre civilisation se trouve bel et bien dans le principe de non-contradiction !
Aristote, donc, écrit dans son livre, au demeurant génial, la Métaphysique, 1005, b : Ainsi donc, celui qui connait les êtres en tant qu’êtres, doit être capable d’établir les principes les plus certains de toutes choses : or, celui-là, c’est le philosophe, et le principe le plus certain de tous est celui au sujet duquel il est impossible de se tromper. […] Evidemment alors un tel principe est le plus certain de tous ; quel est-il, nous allons maintenant l’énoncer. Le voici : « Il est impossible que le même attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps, au même sujet et sous le même rapport » , sans préjudice d’autres déterminations qui pourraient être ajoutées, afin de parer à des difficultés logiques.
Le philosophe, le sage, celui qui depuis Platon est sorti de la Caverne affreuse où séjourne encore les délinquants humains pris dans les émotions et les illusions, le philosophe doit être celui qui affirmera le principe sur lequel tout repose : on ne peut pas dire d’un même objet qu’il peut être blanc et noir, grand et petit, lourd et léger, froid et non-froid, chaud et non-chaud, etc… L’attribut d’un objet, c’est-à-dire sa caractéristique, son facteur d’existence, ne peut pas être contradictoire. Le miel ne peut pas être doux et amer…
Et pourtant, si le miel était doux et amer ?
Aristote va plus loin encore, toujours dans la Métaphysique, 1011,b, en développant un autre principe qui fonde toute notre science, le principe du tiers-exclu : Mais il n’est pas possible non plus qu’il y ait aucun intermédiaire entre des énoncés contradictoires : il faut nécessairement ou affirmer, ou nier un seul prédicat, quel qu’il soit, d’un seul sujet. Cela est évident, d’abord, pour qui définit la nature du vrai et du faux. Dire de l’Être qu’il n’est pas, ou du Non-Être qu’il est, c’est le faux ; dire de l’Être qu’il est, et du Non-Etre qu’il n’est pas, c’est le vrai ; de sorte que celui qui dit d’un être qu’il est ou qu’il n’est pas, dira ce qui est vrai ou ce qui est faux ; mais dire qu’il y a un intermédiaire entre des contradictoires, ce n’est dire ni de l’Être, ni du Non-Être, qu’il est ou qu’il n’est pas.
Les choses dans ce monde-ci, sont ou ne sont pas. Il n’y a pas de tiers, pas d’intermédiaire entre l’Etre et le non-Etre. Et quand on affirme l’être d’une chose, alors nécessairement on affirme la négation de son non-Etre… (attention, ça vole haut 😉 ) C’est le double effet kisscool : la double négation est l’affirmation de l’Etre. Dire du non-Etre qu’il n’est pas c’est la même chose que dire que l’Etre est ! Et toute notre philosophie, nos sciences surtout, reposent sur ce principe : ce qui est vrai existe, ce qui est faut n’est pas. Mais surtout il ne peut y avoir de troisième voie… pas de voie du milieu, pas de contradiction possible, pas d’harmonie des contraires.
Aristote ne fait que reprendre la bonne vieille philosophie de Parménide, le lourd immobilisme de l’Un qui dit par exemple : « On ne pourra jamais prouver que le non-être a l’être. » ou bien « Il [l’être] est absolument ou il n’est pas du tout. » Cela fait froid dans le dos, non ? Vous ne sentez pas là les gouttes de sueurs vous perlez sur le front… vous avez tort ! Ne voyez vous pas dans ces quelques mots assassins, tout le totalitarisme aveugle, l’Absolutisme qui gouverne encore nos esprit : il y a de l’Etre ou il n’y a pas d’Etre, c’est tout… quel triste programme.
Malgré tout, un philosophie antique, antérieur à Aristote, le Grand Héraclite, avait déjà posé la possibilité d’un Etre existant justement par et de la contradiction.
« Toutes choses naissent selon l’opposition… Le changement est une route montante-descendante et l’ordonnance du monde se produit selon cette route… »
« Le contraire est accord, des discordances naît la plus belle harmonie et tout devient dans la lutte » fragment 6
« Les unions (sont) entières et non-entières, concorde et discorde, accord et désaccord ; et de la Totalité (naît) l’Unité et de l’Un le Tout (F 10). Ils ne comprennent pas comment le discordant s’accorde avec lui-même ; harmonie des tensions opposées, comme celle de l’arc et de la lyre » (F. 61)
« La Nature aussi aime les contraires et c’est avec eux et non avec les semblables qu’elle produit l’accord ; c’est ainsi par exemple qu’elle unit le mâle et la femelle, mais non chaque être à son semblable, et qu’elle effectue la concorde première par l’union des contraires et non des semblables…» (F. 10)
Héraclite… quel penseur… ne serait-il pas, par hasard, allé voir du côté de l’Inde, de l’hindouisme et du bouddhisme ? Le contraire serait étonnant, tant son discours entre en coïncidence avec la pensée orientale et en totale discordance avec nos valeurs occidentales.
Dans le bouddhisme, la dualité, l’opposition, les contraires sont la marque du samasara, du monde illusoire qui nous faire souffrir. La dualité que nous semblons voir partout à l’œuvre n’est en fait que la marque de la vacuité, de l’absence de chose en soi, de l’absence d’Absolu. L’occident s’est fourvoyé en posant, comme axiome, le principe indélébile d’une dualité consanguine à tout objet et surtout tout sujet. Nous avons tenté de la transcender en l’accentuant… vive Descartes ! Alors que la voie de l’union passe par l’harmonie des contraires, la voie du milieu qui cherche non pas l’équilibre entre les extrêmes, mais la fusion de ce qui est et de ce qui n’est pas. L’Eveil est ce grand moment où l’intuition plus que la raison nous fait voir l’Un comme l’union de l’Etre et du non-Etre. Et Aristote avait sans doute pressenti ce moment, lui qui n’arrive pas à se défaire du non-Etre dès qu’il essaye de décrire l’Etre. L’étrangeté lui saute à la gorge et il essaye tant bien que mal de s’en défaire, d’où ces oripeaux de principes de non-contradiction. Que le diable l’emporte…
A partir de là, la recherche de la coïncidence des opposés fut considérée comme une quête futile, mystique, hérétique, laissée de côté et prisée par des fous du genre de Pic de la Mirandole ou de Nicolas de Cues. Comment pouvait-on affirmer qu’Aristote avait tort… c’était aussi dangereux que de crier que Dieu n’existe pas. Nietzsche nous a délivré du dernier… quand donc pourra-t-on enfin se défaire du premier ?
Bonjour
Merci pour cet article qui m’a éclairée sur les 2 principes avancés par Aristote. J’ai tout de suite pensé à « Si parler va sans dire » de François Jullien (par ailleurs très intéressant), mais en le lisant, j’ai eu du mal à comprendre le principe de la non-contraction et celui du tiers exclu… Aussi, en ce moment, je m’intéresse beaucoup à l’idée de « l’entre » qui peut devenir une posture éthique (et peut-être politique ?), une notion à la mode ? (cf. Heinz Wizmann, Barbara Cassin, et bien sûr François Jullien, entre autres sans doute ?)
Cordialement,
Elly
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Merci Elly pour votre message,
La notion de tiers exclu est un concept qui me fascine et qui, à mon avis, est le hiatus entre la pensée occidentale et la pensée orientale. Alors comment penser au-delà de la contradiction ? La dialectique a fait son temps… Je ne connais pas Wizmann même si j’en ai entendu parler. La notion de « entre » est à creuser, vous me mettez la puce à l’oreille :), il va falloir y penser de plus près. J’étais pour ma part restée à l’idée d’équilibre et d’harmonie, mais sans doute cela a-t-il fait aussi son temps. Le problème du « entre », que j’entrevois très vite en écrivant ce message, c’est sa difficile définition : quelle prise a-t-il sur le réel ?
Bonne soirée
Sarah
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Hé bien, si vous souhaitez creuser la notion de « entre », qui si j’ai bien compris et en schématisant vite, serait « l’écart » (justement entre les philosophies occidentales et orientales) chez Jullien, ou la traduction/l’intraduisible chez Barbara Cassin (couplée à la notion de « frontière »), et qui prend forme chez Wismann dans une « tension » (loin de l’équilibre et l’harmonie de la voie du milieu ;-)) mais qui est aussi propice à un milieu réflexif, entre autres, bref, j’en serai ravie. Je suis en train de réfléchir à cette notion (mais je ne suis pas, hélas, philosophe…) qui m’intéresse beaucoup notamment en rapport avec la didactique des langues et cultures, la question de l’identité/subjectivité, dans un contexte d’exil…
Ceci dit, quelle prise a cet entre sur le réel ? Bonne question !
Bonne soirée également
Elly
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c’est vrai que dans le domaine linguistique et sociologique (l’exil par exemple que vous citez), je comprends davantage cette idée d' »entre deux ». A creuser donc !!
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