Ce soir je révise… je lis… dans deux jours c’est l’épreuve de l’agrégation de philo ! Pour me détendre je regarde Arte (!) : encore un beau reportage sur la conquête de l’Everest. Qui fut le premier a poser le pied au sommet de Chomolungma ? Est-ce que ce furent Hillary et Tenzing en 1953 ? Ou bien Mallory et Irvine en 1924 ? Le corps de Mallory a été retrouvé en 1999 à plus de 8200 mètres : un corps momifié qu’une équipe d’experts allemands et britannique a tenté de faire parler pour savoir ce qui s’était passé en juin 1924. Une autre expédition, suivie dans le documentaire d’Arte, a tenté de retrouver le corps d’Irvine, qu’un alpiniste chinois dit avoir vu sur la route du sommet. Il faut dire que Hillary ne fait pas un héros de l’alpinisme très convaincant : son caractère hautain, le doute qui suit ses pas quant à son exploit qu’il faudrait bien plus réserver à Tenzing Norgay, le sherpa qui l’accompagnait, pousse le public à chercher ailleurs la vainqueur de l’Everest. Mallory, le dandy alpiniste, a une figure bien plus fascinante…
Mais là n’est pas mon propos. A chaque fois que je regarde un documentaire sur l’Himalaya (et c’est très souvent), une sorte de mémoire corporelle naît en moi. Quand je vois des alpinistes grimper, souffler, cracher leurs poumons, peiner sur des pentes neigeuses ou sur des a-pics vertigineux, je ressens en moi le manque d’oxygène. Certes, je n’ai jamais conquis aucun sommet himalayen, je n’ai pas grimpé très haut… quoique… mon recors personnel est de 5300 mètres. Mais j’ai des souvenirs précis de courses en montagne où dès 4500 mètres le manque d’oxygène est un problème grave ! Les pas qui deviennent lourds et pénibles, le souffle qui s’arrête, la tête qui fait mal, la vue qui se brouille…Ces souvenirs sont bien plus ancrés dans mon corps que dans mon esprit : ce sont des sensations plus que des images. Ces sensations se retrouvent mises au jour, actualisées dès que je vois des images d’alpinisme. Comme si j’y étais, alors que je suis tranquillement assise vautrée dans mon canapé, mon souffle devient court, je cherche l’air comme si une main maligne me l’aurait enlevé des narines. Sans doute cette expérience si particulière du manque d’oxygène a marqué mon corps, bien plus que mon esprit et celui-ci (le corps) la faire revivre (l’expérience) quand une perception (la vision) la réactualise.
Cette sorte de mémoire du corps je l’expérimente également avec la musique. La pratique du violoncelle est tellement ancrée en moi (ici ce n’est pas une expérience extraordinaire mais une série d’expériences frappantes et régulières) que dès que je vois, à la télévision ou en concert, un violoncelliste jouer, je sens les cordes sous mes doigts. Je sens très précisément la densité de la corde et sa morsure sur la pulpe de mes doigts. Je sens aussi l’instrument dans mon corps, sa vibration. La mémoire ne serait donc pas qu’une affaire de souvenirs mentaux. Il existe bien une mémoire du corps, des souvenirs de sensations qui ne peuvent apparaître par simple volonté, comme un simple souvenir ; il faut qu’une perception permette d’en retrouver la charge corporelle pour que le corps réactive les réseaux neuronaux qui ont formé la première expérience.